J'ai besoin de vous (BIS).3

5 minutes de lecture

Hello ! C'est la dernière partie de la scène xD

– C'est parti !

Paz lâcha la pierre et lorsqu'elle toucha le sol, les vingts concurrents se jetèrent en avant. Ils se mirent à marcher comme une bande de canards – ou courir, pour les plus courageux –, les jambes écartées et l'allure pataude. Il était formellement interdit de marcher volontairement sur la ficelle d'un autre gars, au risque de se faire éliminer et rouer de coups par tous les spectateurs. On ne plaisantait pas avec l'appareil génital des gens, ici.

La suite fut très banale. Un des plus vieux trébucha sur son propre potiron et faillit perdre ses testicules. La ficelle d'un autre se dénoua et la brique qui y était attachée fit tomber celui de derrière, puis un deuxième et un troisième, dans des cris de douleur exponentiels. Le gagnant fut un jeune Ours tout mince, qui se vanta à qui voulait l'entendre qu'il avait les bourses les plus solides de toute la mine. Des rires et des huées résonnèrent sous la voûte de terre et bientôt, enfin, nous fûmes autorisés à manger.

Chargés d'autant de nourriture que nous avions pu en récupérer, c'est à dire très peu, Sperar et moi nous retirâmes tout au fond de la caverne avec Muto, Raffe et Seko. À un endroit, mon frère et moi avions creusé des sortes de niches dans le mur, à la bonne hauteur, pour pouvoir y poser nos fesses. C'était notre coin. Forts de leur jeunesse, les trois garçons préféraient s'asseoir par terre pour partager leur butin. Quand il était encore là, Erko nous traitait de vieux en riant.

Mais il n'était plus là désormais.

Enfermé quelque part dans la Maison, il devait s'essayer à d'autres jeux autrement complexes. Avait-il déjà compris toutes les subtilités du mah-jong et des échecs ? Sa Dame faisait-elle montre d'autant de patience et de gentillesse que Picta l'avait fait envers moi ? Je me forçai à ne pas penser à cela, à me concentrer sur le goût terreux et un peu âcre des pommes de terre, l'odeur alcoolisée des abricots déjà rances. Les Dames nous envoyaient les fruits abîmés, ceux qu'elles ne voulaient pas manger elles-mêmes.

– Il te manque pas, P'pa, des fois ? demanda soudain mon frère.

Je clignai des yeux, surpris par cette question impromptue, et dus rassembler un peu mes pensées avant de répondre.

– Non.

– Mais p'têt' qu'il voudrait...

– Me revoir ? Il m'a très clairement fait comprendre qu'il me dénoncerait la prochaine fois.

– C'était du flan, grommela Sperar en accompagnant sa courgette d'une giclée d'alcool. Il briserait pas l'omerta, tu l'connais.

– Je le connaissais autrefois. Ça fait quinze ans que je n'ai plus rien à lui dire.

Sperar marmotta quelque chose dans sa barbe et engloutit son maigre repas avec des bruits assez dégoûtants. Je laissai mon regard errer sur la foule qui nous entourait, tous ces Ours qui mangeaient debout, agenouillés ou assis sur leurs talons, et qui riaient fort, gueulaient à qui mieux mieux et s'insultaient grassement. Quand je me trouvais au mess, quand j'étais entouré des miens et qu'ils se comportaient de façon si visiblement ourse, j'essayais de me convaincre que ma place se trouvait là également. Que j'étais l'un des leurs, que tout cela m'était naturel. Que je n'avais jamais noué d'obis scintillants, frotté des planchers en chêne massif, lavé des kimonos et vidé des pots de chambre, toutes ces choses avilissantes qui avaient fait de moi quelqu'un d'autre. Mais le fait était là. Il y avait un esclave en moi, un être rampant et méprisable qui avait été soumis aux Dames, qui avait aimé Picta et trouvé des avantages à sa captivité honteuse. Et cette part de moi méprisait les foreurs pour leurs jeux grotesques, leur vulgarité, leur manque d'éducation. J'aurais voulu l'arracher de ma tête, la jeter loin et redevenir l'un d'eux, mais c'était impossible. Je ne serais plus jamais un ouvrier. Trop de choses avaient eu lieu.

– Je sais que tu vas le voir parfois, finis-je par dire.

– Hein ? Voir qui ?

– Notre père.

Sperar prit un air penaud. Il contempla Raffe, un peu plus loin, qui jonglait avec trois patates sous les encouragements de ses deux frères.

– Comment t'as su ?

– Muto me l'a dit une fois, quand il avait dix ans. Tu tardais à rentrer à la tanière.

– Arf ! Ce gamin est trop honnête.

Il vida une partie de sa flasque, cul sec. Je le regardai du coin de l'œil.

– L'est bien vieux, maintenant, grogna-t-il. Papa, j'veux dire. L'est bien fatigué. Forgor et Oro l'aident un peu, mais...

Mes frères. Une sorte d'écho mélancolique se produisit dans ma tête à l'écoute de leurs noms. Cela faisait bien longtemps que je ne les avais pas entendus.

– Il fore toujours ? me forçai-je à demander.

– Ben oui. L'est obligé, avec les quotas. Y veut pas qu'les autres bossent deux fois plus dur.

Je retins un grognement. Le fonctionnement d'une équipe de forage était strict. Si l'un des gars était absent ou ne pouvait pas remplir son propre quota, c'était aux autres de compenser. Notre père devait frôler les soixante-cinq ans, à présent. C'était bien vieux pour un foreur. Il était surprenant qu'il fût encore capable de tenir debout et de marcher.

– Encore une ruse de Renarde pour nous faire crever plus vite, gronda Sperar. L'a des doigts tout noueux et le dos tordu. Il tousse. L'en a plus pour bien longtemps.

Mon frère prit sa tête dans ses mains.

– Moi aussi, j'vais finir comme ça. On finit tous comme ça.

– Arrête, dis-je brutalement. Tu as trente-sept ans !

– J'sens déjà que j'vieillis... J'ai mal au dos, mal au crâne quand j'rentre le soir, mal partout. Quand j'avais l'âge des garçons, j'me souviens, j'me couchais crevé et le lendemain, j'étais frais comme un gardon... Maintenant, quand j'me réveille, j'sens déjà la fatigue dans mes os.

Tel n'était pas mon cas, car je ne travaillais pas à la mine. J'avais trois ans de plus que Sperar et pourtant mon visage était moins marqué, mes mains moins abîmées, mes yeux moins troubles. Je n'aimais pas cette sensation, celle d'être mieux conservé que mon petit frère. Celle d'être privilégié. C'était un sentiment de culpabilité détestable. Bien sûr, j'effectuais de menus travaux pour aider les miens. Je tentais de leur fabriquer des meubles, de leur apprendre la menuiserie, de leur faciliter la vie... Mais leur corps et leur cervelle étaient dédiés au forage, ils ne retenaient rien, ils ne parvenaient pas à se concentrer de façon durable, et tous les meubles du monde n'y changeraient rien.

J'observai les trois garçons et les imaginai à notre place : plus vieux, trapus et courtauds, bosselés de muscles et de graisse, en train de deviser près d'une jeune fratrie à élever pour la Maison.

– Cela n'arrivera pas, dis-je à voix basse. Je ne le permettrai pas.

– Tu parles tout seul.

– Tu ne deviendras jamais comme Papa, rétorquai-je. Je te le jure. Parce qu'on va changer ça.

Sperar sourit.

– Je sais. Assemblée générale ce soir, hein ?

Un éclat rouge sang miroita dans ses yeux.

– On va tout faire péter.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0