Chapitre 8 - Le marquis
Le soldat déglutit avec difficulté, puis toqua.
- Monseigneur le marquis, le prisonnier que vous attendiez.
- Entrez, résonna une voix étouffée à travers le battant.
Une petite pièce se dévoila, tout aussi pompeuse que le reste de la demeure. Le mur du fond, bordé de somptueux rideaux de velours, était percé de vitres colorées d'où filtrait une lumière tamisée. Dos à ce dernier, un homme patientait assis, sa chevelure brune parsemée de blanc, des rides naissantes au coin des yeux, accoudé à un bureau en bois d'olivier. Sur les côtés, de hautes bibliothèques croulaient sous le poids des livres.
Le garde s'approcha et s'inclina, son front perlé de sueur. Lass le suivit, puis toisa le noble, sa main sur la paume de son épée.
- Vous pouvez vous retirer, capitaine.
- Je préfèrerais qu'il reste, rétorqua le mercenaire.
Le marquis ne se démonta pas, impassible.
- Vous n'avez pas perdu de temps pour prendre vos précautions, assassin. Vous m'impressionnez. Je gage que cet homme ne tentera rien de stupide dans votre dos. Vous avez ma parole.
- Et que vaut votre parole ?
Un sourire discret en coin creusa une fossette sur la joue du noble. Il se leva, dégaina un sabre d'un fourreau finement ouvragé noué sur sa cuisse droite, puis l'envoya au pied du prisonnier.
- Vous n'aurez qu'à me prendre en otage, si cela venait à mal se terminer.
Lass demeura de marbre quelques instants, puis fit signe au capitaine, qui décampa sans demander son reste.
- Savez-vous pourquoi je n'aime pas les hommes de votre acabit ? continua le marquis, en invitant son hôte à s'asseoir en face de lui.
- Parce qu'ils n'ont cure des questions rhétoriques ?
- Réponse franche, mais fausse. La vérité est bien plus pragmatique : vous êtes de foutus emmerdeurs. Des chiens errants qui courent à la recherche d'un os à mâchouiller, sans se soucier des dégâts qu'ils causent.
- N'oubliez pas qu'il y en a un juste devant vous, prêt à vous sauter à la gorge, répliqua l'assassin en serrant ses dents.
- Les chiens qui mordent, je les dresse, ou bien je les abats.
Les deux hommes se dévisagèrent, chacun soutenant sans ciller le regard de l'autre.
- Mais, à situation particulière, mesure particulière, continua le marquis. J'ai une offre à vous faire.
Il se dégagea du bras de fer visuel, ouvrit un tiroir et en sortit une carafe et deux godets en cristal.
- Hydromel des péninsules du sud. Un verre ?
- Sans façon, répondit le mercenaire en grimaçant. Venez-en au vif du sujet.
L'homme grisonnant se versa une goulée puis l'avala d'une traite. Sa langue claqua.
- Bien. J'ai, à ma charge, trois comtés voisins en bordure du royaume. Celui de Neizies, celui de Riossac, et celui de Mazeyr. En tant que marquis, il est de mon devoir de surveiller les frontières avec les Terres du Zénith.
- En quoi cela me regarde-t-il ?
Le noble continua, sans prêter attention à l'interruption.
- Sans à en référer au duc ou à la couronne, je peux lever une force armée et réagir aux menaces qui pèsent sur mes domaines. Pendant votre séjour en ville, vous souvenez-vous avoir croisé des factionnaires ?
Il n'eut pour seule réponse qu'un hochement de tête négatif.
- C'est normal. Le gros de mes effectifs a été engagé dans une échauffourée avec des nomades dunes. La situation n'a pas encore dégénéré, mais je ne peux sciemment pas ordonner un retour au cas où cela s'envenimerait.
- Je n'ai que faire de vos problèmes militaires et diplomatiques. Vous perdez votre temps si vous comptez m'enrôler.
- Je ne souhaite pas vous enrôler. Ce serait peine perdue et efforts gaspillés, sans y ajouter que la populace et la royauté le verraient d'un mauvais oeil. Et, bien entendu, je ne peux pas vous laisser partir sans que vous rendiez compte de vos actes. Je pourrais vous pendre ou vous enfermer à vie, mais ce serait, là encore, du gâchis.
Excédé, le mercenaire se leva, puis tourna les talons.
- Vous tergiversez, et ça m'agace. Envoyez-moi une lettre lorsque vous serez décidé à m'expliquer ce que vous me voulez.
- Il est cocasse que vous parliez d'une lettre. Il paraît que vous recherchez des informations concernant un travail particulier, répondit-il en tirant un parchemin d'un second tiroir.
L'assassin se figea, puis fit à nouveau face au marquis. Il agitait dans sa main la correspondance avec sa cicérone.
- Nous avons un objectif commun, continua-t-il en pesant chacun de ses mots. En quelque sorte. Rasseyez-vous. À Neizies, il s'est produit un évènement... irritable. Bien plus que vos actions. Vous y avez assisté, n'est-ce pas ?
- Le cavalier.
- Le cavalier, en effet. Mais ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. Sur son corps, nous avons retrouvé un appel à l'aide. Dans la vallée de la Gorgone, un petit village aurait été investi par des brigands.
- Rien d'exceptionnel, pour l'instant.
- Le pire est à venir. Ils seraient accompagnés, je cite, d'une créature tout droit sortie des légendes. Une créature capable de pétrifier du regard et de tuer un homme d'une simple morsure.
- Un involué ?
- Les informations ne le précisent pas. Pour dire vrai, je doute qu'un tel monstre existe. Mais les bandits utilisent maintenant le village comme place forte et lancent des raids sur les terres voisines. Je veux que vous vous y rendiez, que vous enquêtiez, évaluiez l'ampleur de la menace, et découvriez l'origine de ces faquins.
- Quel intérêt, pour vous ? Vous avez dit avoir le pouvoir de former une force armée, pourquoi ne pas détacher un régiment et les éradiquer ?
- Cela viendra. Mais la coïncidence avec l'incursion dune est trop parfaite. Et je n'aime pas les coïncidences. Je suis un homme prudent.
Lass désigna du doigt l'arme, préalablement abandonné par le marquis, qui gisait toujours au centre de la pièce.
- C'est ce que vous appelez de la prudence ?
- Vous appelez ça de l'imprudence, j'appelle ça de la naïveté de votre part.
Le mercenaire demeura silencieux, se demandant ce que le noble sous-entendait.
- Et ma récompense ? éluda-t-il.
- Amnistie, à condition que le travail soit bien fait et que vous ne remettiez plus jamais vos sales pattes par ici, à l'avenir.
- Pas suffisant.
Le marquis laissa échapper un rire hautain tandis qu'il reposait son dos contre le dossier de son siège.
- Et que voulez-vous de plus ? Je me trouve déjà bien généreux de vous accorder une telle chance.
- Un paiement à la hauteur du danger, un moyen de transport pour quitter la région, et je veux récupérer les affaires que l'on m'a confisquées.
- Vous récupérerez vos effets dès lors que vous accepterez la mission, et l'on vous fournira une monture pour rejoindre la vallée de la Gorgone, que vous pourrez garder par la suite. Mais n'espérez pas plus.
Le mercenaire soutint le regard du marquis, puis se détourna et ramassa le sabre. Il en apprécia la légèreté et l'équilibre, s'essaya à quelques mouvements, mais elle était bien trop encombrante pour la désirer.
Il la laissa négligemment tomber au sol.
- Pas intéressé.
Le compte se leva à son tour, en serrant des poings sur son bureau.
- Vous n'êtes pas en mesure de négocier.
- Et vous de me faire plier. Cette histoire tient autant debout qu'un ivrogne au milieu d'un lac gelé. Que racontait réellement la lettre du cavalier ? Depuis combien de temps cela dure-t-il vraiment ? Et pourquoi faire appel à un étranger alors que vous pourriez quérir l'aide d'autres seigneurs ?
Les yeux du noble fuyèrent Lass, et son front se plia au-dessus de ses sourcils froncés. Il contourna son fauteuil, puis se perdit dans le vague de l'horizon. Les collines boisées dessinaient une houle ondulée par-delà les vallées creusées par le lit des rivières. Les étendues d'herbe jaunâtre contrastaient avec les canopés émeraudes.
- Cent pièces d'argent, auxquelles je soustrairais l'indemnisation des victimes et les amendes à votre encontre. Pour votre perspicacité, et votre discrétion, cela va sans dire.
- C'est un bon début. Le corps du cavalier, qu'en avez-vous fait ?
- Il est à la morgue, sous la chapelle, en attente d'autopsie.
- Je veux y avoir accès. Ainsi qu'à la jument qui le transportait.
- Accordé. Mais la jument est morte. Elle était incontrôlable et mes hommes ont dû se résoudre à l'abattre. L'équarrisseur l'a emporté, vous devrez vous enquérir de son sort auprès de lui. J'en conclus que vous acceptez ?
- Dans trente-six heures, adressez un contrat à la maison des mercenaires à mon intention.
- Un contrat ? Vous avez peur que je n'honore pas mes engagements ? répondit le marquis d'une voix qui trahissait son soulagement.
Le marquis soupira en réponse au silence de l'assassin, puis reprit.
- Qu'importe, ce sera fait. Vos effets y seront adjoints. Mais, à partir de l'instant où vous les récupèrerez, vous aurez interdiction de revenir à Neizies. Est-ce bien clair ?
- Entendu.
- Nous en avons terminé, alors. Ren !
La poignée de la porte cliqueta et le capitaine suivit de deux autres gardes entrèrent dans le bureau et encerclèrent l'assassin.
- Conduisez notre hôte à la sortie. Et n'oubliez pas son cadeau d'adieu, continua le marquis.
- Mon cadeau d'adieu ? répéta le mercenaire.
Trois regards brûlants se posèrent sur lui. Brûlants et hostiles.
Il ne réagit que trop tard. Un coup l'atteignit dans le creux des côtes. Il se plia de douleur. Une jambe faucha son pied d'appui et il bascula face au sol. Une poigne impérieuse le pivota sur le dos, une masse comprima son ventre tandis que des genoux écrasèrent ses bras.
Son visage, sans défense, reçut un premier poing serré sur sa mâchoire supérieure. Un deuxième sur l'arcade sourcilière. Un troisième. Un quatrième.
Alors que les abysses s'emparaient de lui, il murmura.
- Qu'est-ce que... Pourquoi ?
Le marquis esquissa un geste de la main et les assauts s'arrêtèrent.
- Pardonnez nos manières, mais il ne faudrait pas que l'on puisse vous reconnaître lorsque vous vagabonderez à l'air libre. Dites-vous que cela n'a rien de personnel.
Un autre signe de la main. Son dernier souvenir fut l'impact d'un coude contre sa tempe.
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