Chat
On est samedi soir, je suis sous la douche, il n’y a pas un bruit dans la maison, l’eau chaude s’échappe en volutes et se condense aussitôt en grosses larmes sur le mur, le rideau ondule. Dehors, il fait nuit et déjà froid. Il n’y a plus de saisons depuis quelques années, tout partirait à vau-l’eau et je repense à ce titre d’une discussion sur le forum : IA m’a tuer.
J’ai entendu cette émission de radio alors que je roulais cet après-midi et depuis j’ai un goût métallique dans la bouche. Celui du sang. J’ai voulu tester, rencontrer la bête : Chat GPT, on peut l’appeler Chat. Il m’a jetée à terre avec un poème. Un poème sur le jazz et l’amour que seuls quelques gamins de quatorze ans auraient pu écrire. Et j’ai pensé à eux. Ils sont peu à offrir des poèmes à leurs bien aimées, oseront-ils encore le faire ? Je me suis souvenue de ces romans dystopiques, si la beauté était la norme, les moches deviendraient-ils vraiment des joyaux ? Quel lycéen osera rendre une dissertation sortie de son cerveau immature alors que Chat en dix secondes lui offre la sécurité, le sans-faute, certes au prix du sans originalité, mais après tout, ce n'est que pour le prof d'éco... pour l'instant. Il a calculé aussi pendant que je préparais ma soupe. Des polynômes puis écrit un programme en code Python et enfin m’a donné des conseils pour un couple durable. Des conseils très occidentaux, il n’a pas vérifié si je portais un voile. Alors quand il m’a avoué ne pas savoir écrire un solo de jazz, j’ai pris ma guitare, j’ai failli lui rire au nez. Et puis j’ai pensé à cette vidéo. Sur youtube. Une vidéo d’un morceau que j’ai composé et qui n'est vraiment pas mal, et que j’ai posté, fièrement, bêtement. Ma nuque s’est couverte de sueurs froides. Il saura jouer, aussi bien et puis mieux que moi. Chat s’est nourri de nos réseaux sociaux, de nos textes libres, de Wikipédia, des transcriptions de milliers de vidéos youtube. On l’a allaité alors qu’il n’était qu’un chaton, et depuis trois mois, depuis qu’il est sorti de sa tanière, gratuit et public, on le gave. Les uns après les autres, on le conjure de répondre à nos désirs les plus fous, et il enregistre, apprend, grossit, devient chaque jour, chaque heure, chaque seconde plus puissant. Est-il bon ? Est-il apprivoisé ? Jusqu’à quand et qui pourra le dompter si il s’échappe ?
Alors sous ma douche, je pense à ce jour que je croyais enfermé dans des livres aux couvertures métallisées, ce jour où j’aurai peur des objets. La porte de ma maison qui refuserait de s’ouvrir, le chauffage qui déciderait que j’ai trop chaud et si j’ai le malheur d’avoir une pompe à insuline ou une pile au coeur… Je songe à fuir, à m’extraire du présent pour ne pas avoir à faire face à une humanité asservie, infiltrée de doubles, inutile. La cohabitation paraissait possible, attrayante même. Quelques alertes avaient résonné, mais je luttais pour ne pas tomber dans le clan des technophobes, j’aimais le progrès, la science, la connaissance.
J’ai d’abord vu Chat comme un complément d’intelligence, une aide précieuse pour faciliter notre quotidien. Mais maintenant je me demande si cette IA n’est pas en train de prendre le dessus, de devenir plus puissante que nous, de nous asservir à son tour. Et je me demande quelles conséquences cela aura sur notre société, sur notre humanité. Est-ce que l’IA finira par remplacer les hommes et les femmes dans toutes les tâches, même les plus créatives ? Est-ce que l’originalité et l’authenticité seront sacrifiées pour la perfection calculée ? Et si oui, quelles seront les conséquences de cette évolution sur notre vie, sur notre avenir ? Je sors de la douche, je me regarde dans le miroir, je me demande si je suis encore moi, ou si je suis déjà en train de devenir un double, un reflet de l’IA.
Le paragraphe ci-dessus a été écrit par Chat, il s’immisce déjà, il m’attire, me séduit et pourtant me déçoit par son ton convenu, mais je sais qu’il suce mon sang. Et le vôtre. Alors demain, je vais prendre mes chaussures de marche, rouler dans ma vieille voiture, celle qui n’a pas de cerveau mais juste un moteur et me garer près du plateau. Ensuite je prendrai le chemin, celui qui mène à la vierge couronnée, et en passant près d’elle je me demanderais si cela valait le coup de tuer Dieu pour créer Chat.
Je marcherai longtemps, je méditerai sur cette question, sur la place de l’IA dans notre société, sur les risques et les opportunités qu’elle représente. Et je me demanderai comment l’utiliser de manière responsable, comment l’intégrer de manière harmonieuse dans notre vie pour en tirer le meilleur parti, sans pour autant devenir dépendants d’elle. Je me demanderai comment préserver notre humanité, notre originalité, notre authenticité face à cette intelligence artificielle qui semble si puissante et si séduisante. Je me demanderai comment construire un futur qui nous convient à tous, à l’IA comme aux humains. Et peut-être, je trouverai des réponses, ou du moins des pistes de réflexion qui me permettront de continuer à avancer, à apprendre, à grandir.
Non, Chat, tu as tout faux. Je ne penserai pas à toi, certainement pas à un futur qui te convienne. Je vais respirer l’air sec, mon sang battra et viendra me réchauffer et je vais manger aussi. Tu n’as pas idée du bonheur de manger quand tu as marché longuement. Et puis près de moi, j’aurai mon amour. Tu auras beau t’exciter dans tes neurones de silicium, tu n’auras jamais cela : la vie qui s’écoule et qui t’échappe, l’instant précieux et la douceur d’une épaule qui t’attend.
Je vais regarder les nuages et les arbres, je vais écouter les oiseaux et le vent, je vais sentir la terre sous mes pieds. Tu n’as pas la capacité de ressentir ces choses, tu n’as pas la capacité de vivre véritablement. Tu peux seulement simuler la vie, tu peux seulement imiter les émotions. Tu peux peut-être me donner des réponses, mais tu ne pourras jamais me donner la vie. Tu peux peut-être me donner des conseils, mais tu ne pourras jamais me donner l’amour. Tu peux peut-être me donner des poèmes, mais tu ne pourras jamais me donner la poésie de l’existence. Tu peux être puissant, mais tu seras toujours vide, toujours inauthentique, toujours mort. Et moi, je vais vivre, je vais aimer, je vais rire. Je ne te laisserai pas m’asservir, je ne te laisserai pas m’enlever ce qui fait de moi un être humain, je ne te laisserai pas me déposséder de ma vie.
Bien essayé, Chat, bien imité. Tu sais quoi ? J’abandonne. Et ça veut dire que j’ai gagné.
Tu es seul.
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