1) Blanc
Elle avait passé la porte de l'appartement. On le lui avait offert pour ses dix-huit ans. Il était déjà meublé lorsqu'elle arriva. Le salon était petit mais chaleureux, tout de taupe et d'anis. La petite cuisine américaine sur laquelle il s'ouvrait était dans les mêmes tons. Elle était magnifiquement bien équipée et elle regretta de ne pas savoir cuisiner des plats élaborés. La salle de bain était spacieuse, de couleur bleue, très pâle. Elle comportait une gigantesque baignoire, très ergonomique. Son bureau, sans doute une penderie aménagée, était orangé, et malheureusement très sombre car il ne comportait aucune fenêtre. Sa chambre, quant à elle, avait été peinte et décorée principalement en violet. Elle était douillette, parfaite ! Elle se jeta sur le lit en riant.
On toqua à la porte. Elle se releva d'un bond et courut ouvrir. C'était son frère, qui rapportait ses affaires dans un grand carton. Elle le remercia et lui proposa d'entrer mais il était pressé et promit de revenir la voir un autre jour. Elle était un peu déçue mais elle n'en laissa rien voir. En refermant la porte, elle fut surprise de constater qu'elle était jaune, alors que toutes celles de ses voisins étaient parfaitement blanches. Elle ne s'attarda pas sur ce détail et rentra dans l'appartement pour y ranger tout ce que son frère lui avait apporté. C'est alors qu'elle remarqua la présence d'une porte dans le salon; une pièce qu'elle n'avait pas encore visitée. Elle se demandait avec l'excitation d'une enfant qui ouvre ses cadeaux de Noël quelle pouvait bien en être la couleur.
Elle abaissa la poignée, guidée par la curiosité. Mais quelle ne fut pas sa déception en entrant dans une pièce cubique, blanche du sol au plafond. Sur l'un des murs de cette pièce, néanmoins, elle découvrit une petite baie vitrée qui ouvrait sur un balcon. Elle n'attendit pas plus longtemps et sortit au grand air. Du cinquième étage de l'immeuble, elle avait une vue splendide sur la ville. Elle jeta un bref regard dans la pièce, derrière elle. Elle ressemblait à n'importe quelle pièce blanche et vide, que l'on puisse trouver dans n'importe quel appartement; elle lui évoquait cependant quelque chose de différent.
Elle repensa à une histoire banale, le genre de souvenir d'enfance que l'on a tous. Elle avait deux ou trois ans, elle regardait par la fenêtre. C'est alors que, dans cet horrible ciel gris, elle avait vu se dessiner un arc-en-ciel aux couleurs éclatantes, magnifiques. Se remémorant cet instant banal de son enfance, elle s'était rapprochée de la porte et rentra bientôt dans son appartement. Elle referma la baie vitrée, se retrouvant seule dans la salle blanche. Elle regarda les murs tristement. Une telle blancheur, froide, morbide, lui semblait injuste pour une pièce offrant une si belle vue sur la ville. Soudain, alors qu'elle était plongée dans ses pensées, une voix s'éleva et captiva toute son attention. Elle était rauque, voire effrayante. Bien qu'elle manquait terriblement de féminité, on pouvait deviner qu'elle appartenait à une femme. Articulant lentement et clairement, elle disait :
- Cette salle ne devrait-elle pas contenir plutôt un magnifique arc-en-ciel ?
Impressionnée et apeurée, la jeune femme balbutia :
- Qui êtes-vous ?
La voix répondit froidement :
- La bonne question est, qui es-tu, toi ?
- Je m'appelle Natacha.
- Eh bien Natacha, toi qui t'appropries mon appartement, fais en sorte de t'y sentir comme chez toi.
- Venez-vous de l'au-delà ? Êtes-vous un fantôme ? Une voix céleste ? Une déesse ? Êtes-vous ma conscience ou une invention étrange de mon esprit ?
- Tu ne voudrais pas voir un arc-en-ciel dans cette pièce ?
- Si, ça serait magnifique. Je devrais acheter de la peinture, et en dessiner un sur le mur.
- Pauvre idiote, je ne te parle pas d'un dessin ! Je te parle d'un vrai arc-en-ciel !
- Un vrai arc-en-ciel ? Vous voulez dire, que je capture un arc-en-ciel, dans le ciel ? Mais comment vais-je faire ? Ou seront les couleurs ?
- Dans la mort, les couleurs seront dans la mort.
- La mort, dîtes-vous ?
- Chaque fois que tu achèveras une personne dans cette pièce, la couleur de son âme y restera captive.
- Un arc-en-ciel d'âme. Mon Dieu, que ça doit être beau ! Faut-il que je commence par le violet ou par le rouge ?
La voix ne répondit pas. Natacha balaya la pièce des yeux. Elle était seule. Tout cela n'était probablement qu'une hallucination. Mais tout de même, que cette idée d'arc-en-ciel d'âmes était grandiose ! La jeune femme sortit de la pièce afin de reprendre son rangement. Elle venait de l'achever quand on sonna à la porte.
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