Candy Hana (2012)
Je chiffonne la feuille et la lance dans la corbeille à papiers. C'est ma dixième page en une heure, et la dixième qui termine sa course au fond de la poubelle. Ne suis-je plus capable d'écrire une histoire ? Je m'appelle Candy Hana, j'ai vingt-sept ans, et pour la toute première fois de ma vie l'inspiration me manque. Que suis-je venue chercher exactement en revenant dans le Jura, dans la maison où j'ai grandi ?
Je regarde la pendule : il est vingt-trois heures trente. Je m'approche de la fenêtre et regarde au dehors. La forêt s'étend à des kilomètres derrière la maison. Comme attirée par une force mystérieuse, je sors par la porte de la cuisine. Je fais un pas, deux pas, je m'enfonce dans le bois. Une chansonnette familière retentit : « Loup y es-tu ? Que fais-tu ? ». C'est une voix d'enfant. Il répète le refrain inlassablement, s'arrête parfois pour rire et reprend immédiatement. Je cours entre les arbres, tentant de suivre le son de sa voix. Je trébuche. Quelque chose tombe à terre, juste devant moi. Je m'en saisis en me relevant. C'est un livre. Il est intitulé Promenons-nous dans les bois. Je m'en rappelle avec une certaine nostalgie. C'est le tout premier livre que j'ai écrit. Il raconte l'histoire d'une petite fille qui aime se promener dans le bois, et qui un jour y rencontre un petit garçon pas vraiment ordinaire : il vole et ne se pose jamais au sol. La chanson retentit à nouveau. La voix est proche de moi et semble provenir d'un gros tronc d'arbre creux. Je m'avance dans cette direction sans lâcher mon livre. Quelque chose craque sous mes pieds. Je baisse les yeux. Ce sont des os ; je viens de marcher sur une main squelettique qui sort de dessous l'arbre. Les doigts se mettent soudainement à bouger et agrippent ma chaussure. La chanson s'arrête. De sous le tronc, j'entends la voix familière de l'enfant gémir « Tu avais promis que tu ne m'oublierais jamais. ». Un frisson glacial parcourt mon dos. Cette voix, c'est celle de Lucas, mon frère jumeau. Il est décédé alors que nous n'avions que sept ans, noyé dans le ruisseau près duquel nous avions l'habitude de jouer. Je regarde le livre que j'ai entre les mains. Ce pourrait-il que j'ai enterré mon passé dans mon roman ? Que ce petit garçon volant ne soit autre que le fantôme de Lucas ? Je dégage violemment mon pied des doigts du squelette, lance mon livre à terre et cours aussi vite que mes muscles crispés par la peur me le permettent.
Une lumière aveuglante me freine soudainement. Une gigantesque masse blanche et brillante se dresse derrière les arbres. Je presse le pas pour l'atteindre. Me voilà devant un grand château blanc. Je pousse la lourde porte et rentre à l'intérieur. Je suis dans un large couloir, blanc du sol au plafond. Je ne cesse d'avancer, de couloirs en couloirs, m'égarant dans ce labyrinthe incolore. Je débouche soudain dans une vaste salle ovale. Des ombres grises poussent des lits ou chariots à roulettes. Je traverse la salle. Au fond, se trouve un bureau. Dessus, il y a une grande boîte blanche où il est inscrit Hana Candy. Curieuse, je soulève le couvercle. La boîte est remplie d'ordonnances d'antidépressifs, de rapports de psychologues. Je sors un à un tous les papiers de la boîte et les jette à terre. C'est comme s'il y en avait une infinité. Je vide la boîte de plus ne plus vite, de plus en plus violemment. J'arrache les prescriptions, en fais des boules. Enfin je vois le fond de la boîte. Il y a été déposé un livre intitulé Le château blanc. C'est le second roman que j'ai écrit. Il parle d'une jeune fille qui découvre un autre monde, merveilleux, dans un château blanc, caché en retrait du monde. Je m'en saisis prudemment et l'ouvre. Sur la première page, il a été ajouté à l'encre noire « Comment oublier trois ans d'une vie ? ». Je ferme les paupières et soupire. Je me retourne et, lorsque j'ouvre les yeux, je constate avec horreur que les ombres grises m'encerclent. Les larmes me montent aux yeux. Je me crois revenue à l'époque où j'étais internée dans un hôpital psychiatrique pour avoir tenté de me donner la mort à plusieurs reprises. Je me rappelle avec amertume la voix des médecins qui répétaient sans cesse à mes parents combien la mort de mon frère m'avait traumatisée, et mes parents qui répondaient que j'avais toujours vécu dans un autre monde et demandaient si j'étais folle. Ai-je écrit ce livre-là pour me convaincre d'avoir passé trois ans dans un monde merveilleux et non dans un asile ? Ai-je encore enterré mon passé en écrivant ? Je me jette sur les ombres et les écarte de moi à grands coups de livre. Je laisse tomber le roman, me précipite hors du château et m'enfuis à travers le bois.
Je me trouve à présent au milieu de gigantesques ronces. J'aperçois un livre posé entre les grosses branches épineuses. Je regarde le titre : Des épines dans la peau. Je ne suis pas surprise de reconnaître mon troisième roman et me sens prête à apprendre n'importe quelle histoire sordide à son propos. Je m'aventure entre les ronces, prenant bien garde à ne pas m'y piquer. Je distingue à quelques mètres de moi un enchevêtrement de branches, comme un nid. Je m'approche. Quelque chose se trouve à l'intérieur. Je me rends peu à peu compte que cette chose est humaine. C'est une jeune fille, prisonnière de cette étrange cage. Je me risque à lui demander qui elle est. Elle se redresse. Ses vêtements sont arrachés, des épines sortent de sa peau. Elle tend son bras épineux vers moi et je croise avec effroi son regard. Denise ! Je suis immobile, telle une statue, le souffle coupé. J'ai connu Denise dans mon adolescence, à ma sortie de l'hôpital. C'était l'une de mes voisines et la seule amie que j'avais. En apprenant qu'elle vivait dans une famille homoparentale, mes parents m'avaient défendue de la voir. Mon roman, lui, racontait l'histoire d'une jeune personne que nul ne pouvait approcher, car elle avait des épines empoisonnées dans la peau. Aurais-je écrit cela pour symboliser ou justifier l'interdiction que j'avais de fréquenter Denise ? Il m'est insupportable de la voir dans cet état.
Tournant les talons, je me presse hors de la forêt de ronces. J'atteins le pied de la montagne. Au fur et à mesure que je progresse, mes chevilles s'enfoncent dans la neige. Sur une grosse pierre, je trouve un quatrième livre : Comme son ombre. C'est l'histoire d'une jeune femme qui est toujours suivie par un monstre : une espèce de grosse masse informe, qui est en réalité une part d'elle-même. J'entends un bruit sourd. De grosses boules de neiges se mettent à dévaler la montagne. Quelque chose arrive juste derrière, mais je n'arrive pas à distinguer ce que c'est. La chose informe s'approche de moi, inexorablement. Ça ressemble à un monticule. J'ai l'étrange impression qu'il est constitué de peau ou de chair. La chose se trouve à un mètre de moi à présent. J'ouvre de grands yeux. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine tandis que je porte la main à ma bouche, pour me retenir de vomir. C'est un monstrueux tas de graisse. Je fais un pas en arrière et suis entraînée par la neige, un peu plus bas. Le tas de graisse se dirige vers moi avec une rapidité impressionnante. Alors que je devrais prendre mes jambes à mon coup, je ressens le pressant besoin de comprendre en quoi mon histoire et cette chose immonde sont liées. Le tas de graisse arrive à ma hauteur. Il glisse doucement sur mon ventre et se fond en moi. En quelques secondes, je prends une dizaine de kilos. Immédiatement je me rappelle du jour où mes parents, pour être certains de mes fréquentations, m'ont envoyée dans un pensionnat, comment les autres élèves m'ont mise à part et comment j'ai sombré dans la boulimie. Mon surpoids est devenu un complexe tel que j'ai fini par être dégoûtée de mon reflet dans le miroir. Sans doute est-ce cette masse de graisse, le monstre de mon roman. Je me débats, je repousse le monstre qui s'est en quelques instants confondus à mon corps.
Je cours sans m'arrêter jusqu'à ma maison d'enfance. Le soleil est en train de se lever. J'entre et referme la porte. Un crayon ! Du papier ! Il faut que j'écrive ce qui vient de se produire.
« Toujours aussi pressée à ce que je vois ! » lance une voix dans mon dos. Je me retourne. Elle a vieilli, mais je reconnaîtrais Denise entre mille.
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