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Je m'appelle Lauren : vingt-six ans, santé satisfaisante, célibataire et sans emploi. Je vis à Washington. J'y ai toujours vécu. J'ai une personne, tout de même, dans ma vie : ma cousine Melanie. Sa mère était la sœur de la mienne et s'est occupé de moi à la mort de mes parents. Je n'avais alors que sept ans.
Melanie a trois ans de moins que moi et, à mon inverse, tout lui réussit. Elle a un emploi, un poste dans une agence publicitaire avec un salaire faramineux, et en plus elle adore ce qu'elle fait. Elle est fiancée à Andrew, un jeune homme de mon âge bourré de talents, terriblement drôle et, en prime, mignon à croquer. On ne peut le nier, ils forment un couple parfait. Melanie et Andrew vivent dans une maison magnifique, une villa qui ressemble à un vrai palace. Comme si ce n'était pas suffisant, Melanie est aussi incroyablement belle. Les cheveux bruns, le visage est fin et doux, la bouche un brin pulpeuse, les yeux verts profonds. Ses gestes sont gracieux, sa taille bien proportionnée. Elle fait un peu moins d'un mètre soixante-dix pour tout juste cinquante-quatre kilos. Si Melanie avait un peu plus d'estime d'elle-même, elle pourrait être mannequin ! Parfaite comme elle est, elle a un tas d'amis et est la personne la plus aimable, généreuse et attentionnée que je connaisse.
Moi, je ne lui arrive pas à la cheville. J'enchaîne les petits boulots mal payés. Ma vie sentimentale est un désastre et je n'ai ni l'ombre, ni le souvenir d'un ami. Je n'ai pas de maison non plus. Il m'arrive de loger chez Melanie mais, davantage par fierté que par peur de déranger, je dors le plus souvent dans ma voiture. Disons plutôt une espèce de tas de ferraille qui crache une fumée noire et se disloque un peu plus à chaque démarrage, inconfortable au possible.
Physiquement je suis quelconque, voire vulgaire. Cheveux châtains foncés ternis, bouche sèche, yeux gris et fatigués, nez busqué, taille grossière, visage légèrement joufflu. Je mesure un mètre soixante-huit pour mes cinquante-sept kilos. Je ne suis pas particulièrement ronde. Même mes fesses et ma poitrine sont désespérément plates ! Je ne mange pas de trop, mes moyens ne m'en donnent pas vraiment l'opportunité. En bref, ma vie est vraiment loin d'être exaltante !
Ce matin semble des plus ordinaires. Je suis dans la rue, exécutant la tâche immonde à laquelle je suis provisoirement affectée : ramasser les ordures sur les trottoirs de la ville. Je porte un pantalon d'ouvrier répugnant et une veste jaune ridicule ; mais je n'ai pas vraiment le choix. Pour couronner le tout, il y a du vent et, comme si mon accoutrement n'était pas déjà assez ignoble, je me suis entichée d'une grosse écharpe bleue et d'un bonnet bon marché. Je trimballe un gros chariot avec deux sacs poubelle et une perche pour ramasser les papiers. Je me suis munie de gants en caoutchouc :malgré ma situation médiocre je me permets de haïr la saleté. Je me demande bien ce que les passants pensent de moi ; ils me dévisagent constamment. Sans doute me prennent-ils pour une simple clocharde. Peut-être se demandent-ils ce que je fais en-dehors même de la poubelle. Oui, je ressemble sans doute aux déchets que je collecte. Je me sens terriblement honteuse ; mais ça, ça ne change pas beaucoup des autres jours. Bien qu’aujourd’hui soit un jour particulier : c'est le trentième du mois.
Chaque mois, ce même jour, je m'accorde mon plus grand plaisir. Je rentre du travail – si par chance j'en ai un – et je ne mange absolument rien. Je vais chez Melanie et me lave les cheveux. Je lui emprunte un tailleur qu'elle ne porte jamais – il est trop grand pour elle – ainsi qu'une parure ornée de fausses pierres. Et je sors.
Je fais toujours le même numéro. Habillée comme une grande dame, j'entre dans les magasins les plus huppés et les plus chers. Je regarde chaque vêtement, un gros porte-monnaie sous le bras. Personne ne peut se douter qu'il est de contrefaçon et ne contient que vingt dollars. Je ne joue jamais les démunies, ne gâte pas le peu de dignité qu'il me reste en m'extasiant devant chaque article comme une femme sans le sous le ferait. Je fais semblant d'être exigeante et ressors sans acheter un seul article, en prenant un air hautain. Ainsi les gens doivent penser que je suis riche est difficile alors que les prix de ces somptueuses tenues m'épouvantent. Je joue la même comédie dans les bijouteries, les magasins de chaussures ou de sacs à main. Parfois, je m'aventure même à faire des clins d'œil mesquins aux beaux portiers des hôtels les plus luxueux. Ma tournée des boutiques achevée, j'entre dans le bar le plus chic que je connaisse et, avec mes vingt dollars, je commande un café. Je me plains, pour la forme, prétextant qu'il est tiède ou pas assez sucré ; je lâche sèchement que je ne prendrai rien d'autre avant de quitter les lieux la tête haute.
J'ouvre la porte de la maison de Melanie. Andrew et elle sont en train de dîner. Vingt heures trente.
— Bon appétit ! je leur lance.
— Lauren, s'exclame Melanie, tu veux te joindre à nous ?
Pas la peine de répondre. Je n'ai pas faim de toute manière et souhaite garder le goût de mon café en bouche le plus longtemps possible. Je monte simplement à la salle de bain, pour me changer et me démaquiller. Lorsque je redescends, la salle à manger est vide. Sans chercher à dire au revoir, je m'éclipse. Je erre dans les rues, une cigarette entre les lèvres. Si l'argent que je dépense dans le tabac ne me prive pas de vivre et que je ne meurs pas de faim, j'ai bon espoir de périr du cancer du poumon. Je hais cette vie. Voilà; un autre soir où je ferme les yeux dans cette foutue voiture, avec uniquement ma veste pour couverture.
Neuf heures trente. Je suis dans le bureau. Cet espèce de primate alcoolique qui me sert d'employeur me grogne dessus. Il faudrait que je lui avoue un jour que, même si les apparences portent parfois à confusion, je suis une humaine au même titre que lui et qu'il n'a pas à me traiter comme un chien. Que me reproche-t-il ? Les rues ne sont pas assez propres à son goût, je commence mon travail en retard, je le quitte à l'avance, je manque de dynamisme,... Je ne l'entends même plus. À quoi bon ? Je ne sais plus si je dois rire ou exploser de rage. Soudainement, je me lève. Devant moi, le petit homme trapu au nez rouge qui se recroqueville sur sa chaise me fait presque pitié. Il ne m'impressionne pas. Qu'il dise ce qu'il veut, ça m'est bien égal ! Je me défais de ce maudit gilet jaune et le lui lance à la figure.
— Allez ramasser vos ordures vous-mêmes !
J'aurais bien ajouté une quelconque insulte pour marquer mon mécontentement, mais je sais qu'il pourrait porter plainte pour cela et je n'ai vraiment pas envie qu'une amande vienne compliquer un peu plus ma situation. Je quitte donc son bureau silencieusement, les poings serrés. Une fois de plus, je regagne ma voiture, sans aucune motivation. Alors, que faire à présent ? Je vais me balader; et pour aller où ? J'allume une cigarette ? D'autres dollars partis en fumée. Bien, je vais aller faire un tour chez Melanie, en espérant qu'elle soit là. Mes mésaventures devraient la faire rire, je crois.
Dix heures et trois minutes. Je pose mon doigt sur la sonnette. La porte de la maison s'ouvre. C'est une Melanie au visage rouge, l'air déconfit, qui m'accueille. Ses yeux versent de grosses larmes, faisant couler son maquillage sur ses joues si délicates. Je n'aime pas la voir pleurer, car je me rends compte que même ainsi elle est terriblement jolie. Ma réaction est immédiate : sans chercher à comprendre, je la prends dans mes bras. Toujours aussi silencieuse, Melanie passe ses mains sous mes aisselles et agrippe mes omoplates, pleurant sur mon épaule. Je demande :
— Qu'est-ce qui t'arrive ?
Déjà, j'imagine le pire. Peut-être est-elle ruinée. Peut-être qu'Andrew l'a quittée. Ou encore, peut-être qu'Andrew l'a volée avant de se faire la malle.
— Maman est morte ! gémit-elle.
Je devrais être triste, oui. Après tout, cette femme m'a élevée et aimée comme sa propre fille. Et si j'ai perdu tout contact avec elle, c'est simplement pour lui épargner mes problèmes, pour ne pas abuser de son temps ou de son argent. Pourtant, le seul sentiment qui naît dans mon esprit est la colère. Je lâche Melanie. Me forçant à prendre un ton meurtri, je balbutie :
— C'est horrible !
Horrible. Cette bonne femme n'avait même plus toute sa tête; elle doit être bien mieux là où elle est ! Pour Melanie, cela ne semble en rien horrible. Je me l'imaginais déjà sans le sous, le cœur déchiré, mais elle est toujours riche, fiancée, et à présent sur le point d'hériter de la fortune de sa mère. Toute cette chance m’écœure !
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