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Treize heures trente sept. J'entre dans un restaurant de grande renommée. Un serveur m'apporte une carte. Je suis tellement excitée à l'idée de consommer un vrai repas ici qu'il m'est impossible de prendre un air hautain. Il me semble y avoir plus de plats à la carte que je ne pourrais en déguster dans toute une vie. Ma tête tourne, mon regard s'égare parmi les entrées. Je commence par commander du champagne, puis j'ajoute :
— Du caviar.
Le serveur détourne le regard et s'en retourne immédiatement en cuisine. Et s'il n'était pas commode de prendre du champagne avec du caviar ? Après tout, je n'y connais rien en gastronomie. Comment puis-je savoir ? Je tente de regarder ce que les autres clients ont dans leur assiette, mais bien vite plusieurs d'entre eux se mettent à me lancer des regards insistants et je comprends que ma conduite est déplacée. Ils n'aiment pas la manière dont je les observe manger.
Le serveur revient et dépose délicatement sur la table ce que j'ai commandé. Je me saisis, après quelques secondes d'hésitation, d'une des multiples cuillères posées devant moi, la trempe dans le caviar et la porte à mes lèvres. J'avale le mets en grimaçant. Il m'a toujours paru insensé de manger des œufs de poisson, bien moins nourrissants que ceux d'une poule. Mais aujourd'hui plus que jamais, étant donné le goût infecte qu'ils diffusent dans ma bouche et leur texture aussi désagréable qu'étrange. Malgré le dégoût que j'éprouve, je continue à manger, parce que c'est chic. Il me vient alors à l'idée que ceux qui possèdent une fortune exubérante ne cesse de pousser l'exubérance à son comble, en s'offrant les choses les plus déraisonnables; c'est précisément ce qui les rend chic. La fille ordinaire que j'étais n'aurait jamais pu l'être, même en se démenant pour se faire belle une fois par mois, car elle n'avait pas les moyens d'être déraisonnable dans une vie où chaque dollar comptait. Ma cousine Melanie ne l'était pas non plus, à l'image de ses parents. Toute leur vie ils ont été économes. Jamais ils n'ont songé à profiter de leur fortune. Pas simplement en s'achetant de jolis vêtements, je veux dire. Ils avaient les moyens de faire des folies, de mener une existence que le commun des mortels n'a même pas le droit d'espérer. Au lieu de quoi ils ont persisté à se montrer humbles. Tout cela pour quoi ? Ils ont tous trépassé avant de faire bon usage de leur richesse, l'ont laissée s'accroître pour devenir la fortune monstre qu'elle est à ce jour. Et tout ça est à moi, à présent. Ils vont se retourner dans leurs tombes quand ils vont voir à quoi je dépense tout cet argent !
Le serveur est de retour. Je suis enfin parvenue à ingurgiter tous ces infectes œufs d'esturgeon. Il me reprend le plat en demandant ce que je prendrai ensuite. Tout juste débarquée dans ce monde doré et exubérant, il m'est impossible d'arrêter mon choix sur un plat. C'est alors que j'ai une idée de génie. Je prends un ton espiègle et lance au serveur :
— Surprenez-moi. !
Dans un premier temps, il fait les gros yeux. Des yeux de poisson ! Et je ris en me figurant qu'il a du caviar dans les orbites. Puis il m'adresse un sourire amusé, hoche la tête et reprend le chemin des cuisines. En observant l'argenterie devant moi, il me prend l'envie de jouer de la batterie sur la table et les verres. Mais je refoule cette lubie au plus vite. L'exubérance n'est chic que lorsqu'elle est coûteuse. Une futile folie n'est que niaiserie dans ce monde huppé. Apprends à grandir, Lauren, me dis-je, tu as passé sept ans !
Voilà que le serveur est de retour. Il dépose devant moi une assiette sous cloche. Quand il soulève le couvercle, ses lèvres se mettent à remuer tandis que son expression reste de marbre.
— Saint-Jacques aux truffes, articule-t-il.
Il a dit cela avec tant de sérieux que c'est presque comique. Je dois me contenir pour ne pas éclater de rire et éviter de répondre « Enchantée » devant le plat qu'il me présente. Une délicieuse fumée émane de mon assiette. Je pioche au hasard parmi ma collection de couverts un couteau et une fourchette afin d'attaquer mon plat. Cette fois-ci, c'est succulent. Seulement, c'est un peu léger. Il me faudrait au moins manger quatre assiettes identiques pour être rassasiée. Mais les personnes distinguées ne mangent jamais beaucoup. Si c'est chic d'être déraisonnable, je suppose que ça l'est de garder le ventre vide jusqu'à tomber dans les pommes juste parce qu'on ressort d'un luxueux restaurant avec l'estomac moins rempli que si on avait été chez MacDonald.
Pendant le repas, on m'apporte de l'alcool. Ce n'est pas très fort et je suis incapable de dire de quoi il s'agit. Je n'ai jamais été calée en la matière. Quand le serveur vient me débarrasser, je lui fais remarquer que la boisson était très bonne, mais je ne lui demande pas de m'en donner le nom : je l'aurai oublié d'ici quelques heures de toute manière. Il me propose alors de goûter à un autre alcool et, comme celui-ci aussi me semble délicieux, il m'engage dans une interminable dégustation. Cela fait flamber l'addition, mais ce détail m'importe peu. Pour la première fois de ma vie, j'ai largement de quoi payer.
Il est près de seize heures lorsque je sors du restaurant, et je peine à mettre un pied devant l'autre. Je n'ai que trop l'habitude de conduire bourrée et sais que ça n'a rien de chic. Alors, je m'en remets à la raison, contacte une prestigieuse compagnie de taxis et rentre chez moi pour la maudite somme de quarante dollars. À peine arrivée, je me laisse tomber sur le canapé et, emportée par l'ivresse, je sombre dans un profond sommeil.
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