Pokémon Rainbow [épisode 2] (2021)
NOCTALI
Putain de merde. Je crois bien que ce boulet vient de me fracturer le crâne, et j'ai pas de quoi payer un de ces charlatans de Nanméouïes tout sourire pour me remettre d'aplomb. Merde ! Je suis pas venue pour ça ! J'étais censée m'en mettre plein les poches, à Pokémon-Ville, quitte à me payer la tête de la Guilde…
J'ai éclos à Hoenn, il y a une paire d'années. Fallait me voir petite, hein ! J'étais une teigne. Le couple de la pension devenait fou en essayant de m'éduquer. Mes meilleures années, pour sûr : à faire les quatre-cent coups dans le jardin avec mes amis Tarsal et Mystherbe. On s'imaginait former une guilde, nous aussi, plus tard. Explorer la région. Découvrir des trésors. Des formes méconnues de Pokémons. Des portails magiques même, peut-être ! Les autres nous riaient au nez.
Je me suis tirée de cette région de malheur. Parce qu'il y avait beaucoup trop d'eau, comme ils disent. Avec mon foutu mal de mer, j'avais aucune chance de devenir exploratrice ! Et puis, surtout, parce qu'il y avait trop d'humains ! À commencer par Lemon...
— Je... je m'appelle Rongrigou, bafouille l'andouille qui vient de me démolir la nuque (la douleur m'a sonnée, je l'avais presque zappé...) Et vous ?
— Ev... (je me ravise) Ça se voit pas ou quoi ? Je suis une Noctali. Les anneaux qui brillent, le gaz toxique, tout ça... Ça te dit rien ? Bah, c'est bien ma veine. Fallait qu'le maladroit qui m'a pété la nuque soit doublé d'un pecnot !
— Dé... solé, répète le rongeur ahuri. Je ne voulais pas...
— Ouais, bah on n'a pas toujours ce qu'on veut dans la vie, mon grand ! Moi, par exemple... Pfff, laisse tomber.
— Si je peux... faire quoi que ce soit...
À part me laisser le bouffer – j'ai vraiment la dalle ! – je vois pas ce que ce pleutre touffu pourrait bien faire pour moi. Je considère encore la queue fournie dans laquelle il peut ranger toutes sortes de choses. J'ai cru le voir tripoter un téléphone.
— Bon, il faut que j'aille me faire soigner, et j'ai pas un pokédollar en poche. Tu vas m'emmener au centre-pokémon de Pokémon-Ville et tu vas couvrir les frais.
— Mais... mais... Moi aussi, je suis fauché.
— T'as un téléphone, l'ami. Si on le revend, on devrait pouvoir en tirer quelque chose.
Ses pupilles paniquées font des aller-retours entre sa queue fourre-tout et ma face impassible. À croire qu'il y tient vraiment, à son cellulaire. C'est pas quelque chose que quelqu'un comme moi peut comprendre : j'ai personne à appeler. Personne à qui me plaindre après une dure journée. Personne avec qui rêver des grandes aventures qui faisaient pétiller mes petits yeux d'Évoli.
Je suis quasi-sûre que, si je sortais les crocs, le Rongrigou me filerait la camelote et détalerait fissa. Mais après ? C'est pas dit que la Guilde m'ouvrirait grand les bras, ni qu'on me laisserait résider à Pokémon-ville. Les types-Ténèbres inspirent toujours une certaine méfiance. Putains de préjugés. Je me les mange en pleine face depuis que j'ai quitté Lemon. Je lui en voudrai toujours, pour ce qu'elle m'a infligé.
J'ai mis un bail à savoir en quoi je voulais évoluer. Ça, c'est le dilemme de mon espèce. Les autres Pokémons n'ont pas tant d'embarras. Une Pyroli tout feu tout flamme, ça m'aurait bien collé, selon certains. J'imaginais qu'en Aquali, je vaincrais mon mal de mer. Être une Voltali aussi, somme toute, ça m'aurait plu : j'aurais pu recharger mes batteries gratos. Mais puisque finalement je n'ai pas de téléphone... J'ai su sur le tard qui je voulais être. Une Mentali, belle et fière, comme ma grande sœur.
Mais Lemon en a décidé autrement. Fallait que je sois dark, que je lance des regards noirs, que je feinte mes adversaires. Que j'en aie envie ou non, ça n'avait franchement aucune importance. À cause de la pokéball, j'étais reliée à elle. Je devais obéir.
« Mes jolies Pokémons ont évolué de bonheur ! » qu'elle clamait. Je t'en collerai, moi, du bonheur ! On m'a gavée de bonbecs jusqu'à l'overdose. Je déraillais tellement que, par moment, j'avais l'impression d'être une simple bestiole de jeu vidéo, malmenée par un joueur fou. C'est comme ça que j'ai évolué : en plein bad trip, en perdition. L'euphorie totale. Je ne crois plus au bonheur.
Je ne crois plus non plus qu'on m'acceptera, pour qui je suis vraiment. Qui suis-je vraiment ? Une âme claire et psychique, prisonnière d'un corps sombre. Condamnée à préférer la lune aux rayons du soleil. J'aimerais que l'on puisse régresser, revenir à un stade antérieur, comme les Monstres Digitaux de cette série pour gamins. Mais là, c'est la vraie vie. Celle qui vous marque au fer rouge et qui ne cicatrise jamais totalement. Celle où chaque Rappel vous zombifie un peu plus.
Voilà tout ce que j'ai fui : les dresseurs, ma pokéball ce lien qui me torture. J'ai claqué tout ce que j'avais dans un aller simple pour Shinnusamas, le « Continent Pokémon » inaccessible aux humains. Et dans une CT Dévorêve beaucoup trop onéreuse, qui me rappelle vaguement qui je voulais être avant que la vie foute mes rêves en miettes.
Quelque part, au fond de moi, dans un recoin paumé que même la lueur lunaire ignore, j'envie ce Rongrigou pataud. Parce qu'il est fidèle à lui-même. Parce qu'il ne feint pas, je crois. Il bouffe des baies, il grimpe aux arbres, il tremble de frousse devant des Pokémons plus impressionnants que lui. Il est ce qu'il est. Et, si ça ne m'écorchait pas autant la gorge, je m'excuserais bien de lui avoir mal parlé. J'ai trop d'ego, trop d'orgueil. Ma fierté mal placée. Vraiment, j'ai pas de quoi être fière. Je suis une ratée en cavale.
— Dis, le rongeur. C'est pour intégrer la Guilde que t'es là ? T'as qu'à te pointer à la grille avec moi. T’oublies que tu m'es tombé dessus. Tu racontes que j'suis blessée et que tu m'as secourue. Ils verront comme t'es brave, il te laisseront passer.
Un type-Ténèbre blessé, ça devrait endormir un peu leur méfiance...
Je m'appuie sur l'épaule de Rongrigou. J'ai pas tant besoin de jouer la comédie, tellement le crâne me lance encore. Mais j'exagère quand même une vieille blessure à la patte. Je boitille comme un chef !
Le Rongrigou me soutient. Sa fourrure est si douce que je pourrais m'y endormir. Me rendormir, en fait, puisque ce nigaud m'a tiré de ma sieste. Souvent je dors le jour. Planquée dans les fourrés pour éviter qu'un malveillant me voie. À croire qu'on n'est jamais suffisamment à l'abri de la maladresse des autres !
En rôdant un peu notre supercherie, on approche doucement des grandes grilles bien gardées de Pokémon-Ville. Même moi, je redoute les sentinelles baraquées.
— Quand faut y aller...
J'entends Rongrigou déglutir, tout penaud.
— Allez, mon gars, on va l'intégrer cette Guilde... Qu'est-ce qui pourrait bien...
Sans me laisser le temps de terminer ma phrase, le sol me contredit déjà en en se dérobant sous nos pieds. Mon acolyte et moi tombons bêtement dans un grand trou camouflé sous les branches et les feuilles. Un piège de débutant ! J'enrage de ne pas l'avoir capté ; je m'en mords carrément la langue.
Une petite silhouette s'avance prudemment au-dessus du trou. Notre trappeur, à tous les coups. Le Pokémon ricane. La chute m'a remis un coup sur la tête. Je reçois les mots en vrac. Ça nous traite de monstres. En même temps que je m'évanouis, je m'emporte :
— Quoi ? C'est parce que je suis un Pokémon Ténèbres, c'est ça ?! Viens tâter de mon Vibrobscur, sale lâche !
La dernière chose que je vois, c'est son air ébahi. Ce bouseux a l'air surpris de m'entendre parler. Par Arceus, dites-moi que je n'ai pas atterri sur une île de cambrousards dégénérés ! J'enrage encore à mort, mais je tombe dans les vapes quand notre braconnier s'approche.
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