AMOUR FUNESTE
Un couple, une chambre et une intimité respectée par le monde extérieur… voici des éléments propices à l’instauration d’un moment complice. Hélas, aux antipodes de la félicité, les deux jeunes époux sont aussi anéantis que distants. Assis sur sa chaise, Ursan redresse soudain la tête avec l’envie de parler pour rompre un silence macabre :
— J’espère que tu m’entends, même si tu refuses de m’écouter.
En guise d’introduction, cette phrase étrange le satisfait et l’aide à enchaîner :
— Par ta présence, mon souhait est exaucé, n’est-ce pas ? Sache que je touche le fond. Je n’ai plus que cela à t’offrir comme réconfort.
Sans réaction de la part de Shana, Ursan fait une courte pause réflexive dans le but de décrire avec clarté son tourment. Ainsi poursuit-il sans se précipiter, mais la conversation tourne au monologue :
— Pour affronter l’insupportable, je m’oblige à me concentrer sur des tâches exigeantes afin de procurer un répit à mon âme torturée. Vaine diversion ! Mon esprit lutte à coups d’épée dans l’eau. En effet, chaque pensée, tel un fluide incontrôlable, finit par faire apparaître ton visage, malgré mes efforts pour brouiller cette vision. Puis je me laisse submerger, car ton image déclenche une cascade de souvenirs liés à ton aura fascinante. Aujourd’hui, nos détresses respectives possèdent un point commun : on se noie dans un océan de regrets. Ce n’est pas un reproche, tu t’en doutes, étant donné que tu n’y es pour rien. Tout est de ma faute !
Sur son lit, Shana répond, mais d’une bien curieuse façon, à savoir sans prononcer le moindre mot :
— Bien sûr, j’entends ta voix. Ai-je le choix ? Dorénavant, je garde pour moi tous mes ressentiments. Plus question de communiquer avec mon bourreau ! Et puis je t’ai déjà tout dit, mes propos resteront intérieurs ! De toute façon, je ne te reconnais plus, tu es devenu sourd… Je crains plutôt que tu sois devenu lâche ! Quand bien même je voudrais te hurler ma haine, je sens que je suis incapable d’expulser le moindre son ! Trop lasse, trop désabusée, étranglée par le désespoir, je n’explique pas ce blocage ! Quoi qu’il en soit, si je vis un enfer, c’est d’abord parce que tu m’as fait savourer un sublime bonheur éphémère. Tu m’as ouvert un paradis fugace. C’est vraiment inhumain ce type d’expérience ! Avant de te rencontrer, je me passais très bien de la moindre volupté. Tant qu’on n’y a pas goûté avec gourmandise, tout va bien. Ainsi, on se préserve du risque cruel de tout perdre. Je l’apprends à mes dépens. Tu m’as trahi ; je te déteste à jamais !
Malgré son profond abattement, Ursan n’en reste pas là. Il se lève, les mains jointes dans son dos et déclare :
— S’il était possible de revenir en arrière, le bon sens me dicterait une tout autre conduite. Je sais, c’est facile à dire puisque je connais les conséquences de mes erreurs. En réalité, ce n’est même pas une certitude ! Si je revivais notre drame, je pense que ma nature m’obligerait à reproduire les mêmes actes. Par contre, si je t’avais donné les explications qui te font toujours défaut en ce moment même, tu aurais été capable de me pardonner. Mais c’est trop tard ! Pour ma défense, sache qu’il m’était impossible de te rendre complice d’une catastrophe...
Shana continue de faire des commentaires pour elle-même, le cerveau en ébullition :
— La catastrophe, comme tu dis, je me la remémore en boucle. Me concernant, je préfère parler d’humiliation. J’ai été victime d’un grand classique dans l’histoire des relations humaines puisque j’ai endossé le rôle de la femme trompée. Mais pour faire face, je ne suis pas armée mentalement ! Et puis, quitte à me mentir, tu aurais dû faire ça avec application, par respect pour moi, de telle sorte que je n’y vois que du feu. Cette fameuse nuit où tout a basculé, n’avais-tu pas d’autre choix ? J’aurais tant voulu ne jamais savoir que tu t’étais rendu chez Lorraine, ma précieuse amie d’enfance. J’ai donc enduré une double trahison, tu aurais pu te tourner vers quelqu’un d’autre ! Pourtant, au début, j’avais gobé ton alibi, le sauvetage en rase campagne. C’était plausible que tu portes secours à ta sœur Enya, en panne avec sa voiture, puis qu’elle t’héberge jusqu'au matin... Ensuite, chaque fois que la maudite Lorraine nous rendait visite, votre façon de vous comporter était abjecte. C’était dégoulinant de gène et si peu discret vos regards fuyants. Et dire que tu n’as même pas eu le bon sens de prévenir ta sœur avant que je l’appelle pour éclaircir l’affaire. Tu n’es pas futé quand même ! Je suis consternée !
Perdu dans ses rêveries, Ursan se ressaisit enfin :
— Je peine encore à te révéler un terrible secret ! Cela va ressembler à une confession.
Contre toute attente, Ursan ne se lance pas. Il cherche comment résumer une histoire qu’il souhaitait emporter dans sa tombe. Shana réagit alors :
— Je me fous de tout ce que tu peux dire. Et puis, m’avoir offert notre maison, quel cadeau empoisonné ! Depuis ton départ, chaque soir au moment du coucher, je m’allonge seule dans un lit devenu glacial par ton absence. J’ai l’impression de me glisser dans un cercueil. Je prie pour ne pas me réveiller les fois où je parviens à m’endormir. De plus, chaque nuit, j’insulte toutes les divinités que l’humanité a pu inventer dans l’espoir que l’une d’elles me foudroie ! La vie m’insupporte !
Ursan sort de sa torpeur avec l’intention de mettre un terme à cette conversation entre un sourd et une muette :
— J'ai trop longtemps hésité sous prétexte que cela ne changera rien au désastre. Néanmoins, il est temps de me montrer enfin honnête envers toi. Lorraine et moi, nous t’avons avoué que j’étais chez elle la fameuse nuit. Mais la véritable raison t’échappe. Tu ne savais pas à quel point son mari était un monstre pervers. Ses violences physiques et psychologiques ont fini par provoquer un drame. Ton amie a tué son mari ! Dans la panique, elle t’a appelé, toi son pilier depuis toujours ! Fébrile comme jamais, elle s’est trompée de numéro. Elle m’a donc joint par erreur pour aussitôt tout déballer sur le crime qu’elle venait de commettre. J’ai voulu te mettre à distance d’un tel cauchemar. Avec Lorraine, nous avons passé la nuit à faire disparaître le corps, puis nous avons cherché un scénario pour justifier la disparition de la victime. Il ne m’était pas possible de te rendre complice d’un meurtre ! Comprends-tu ? Finalement, cela ne me soulage même pas de te mettre dans la confidence. Que dire d'autre ? Pardonne-moi ! Je t’aime…
Avec une incroyable lenteur, Shana réalise la portée d’une telle révélation, puis elle pose enfin des mots sur son nouveau ressenti :
— Quel choc ! Et depuis combien de temps suis-je restée bloquée ? Je me sens libérée. On dirait que des verrous viennent de céder dans ma tête... Je reviens de loin, mais d’où ? Quelle durée ? Où suis-je ? Attends-moi Ursan ! M’entends-tu ? Es-tu là ? Ursan ?
Une infirmière affolée fait irruption dans la salle de débriefing du service de réanimation de l’hôpital :
— Docteur ! Shana Mynk se réveille ! S’il vous plaît, venez à son chevet. Je ne sais pas quoi faire ! Elle murmure le prénom de son mari. Elle le réclame !
— Du calme ! La situation est complexe, je dois faire venir un collègue psy pour m’assister.
— Oui, mais moi, en attendant, je ne sais pas quoi lui dire. Je n’ose pas y retourner. Cette histoire me bouleverse !
— Soyez douce et tâchez de la calmer. Reprenez-vous !
— Oh la pauvre femme, comme je la plains ! Je n’aimerais pas être à sa place… ni à la vôtre d’ailleurs.
— Pardon ?
— Vous savez bien ! D’abord, elle sort du coma par miracle, suite à son suicide raté. Bientôt elle va apprendre que son mari a parfaitement réussi le sien, cette nuit même.
— Quel rapport avec moi ?
— Je vous rappelle que j’étais à vos côtés hier après-midi pour accueillir Monsieur Mynk, avant de les laisser seuls. Vous lui avez fait comprendre que sa compagne n’avait aucune chance de se réveiller.
— Taisez-vous !
— Et vous n’avez même pas évoqué la grossesse de son épouse.
— Sortez !
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