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Tu m’appartiens.

— Hé ho ! Vous m’écoutez !

Je crois qu’on me parle…

Elle tourna la tête vers le petit homme rougeaud, dont les lèvres bougeaient, sûrement pour lui dire quelque chose. Mais le mouvement des lèvres ne correspondait pas à ce qui battait en cadence dans sa tête.

Tu m’appartiens. Tu m’appartiens. Tu m’appartiens.

Elle n’arrivait pas à se dépêtrer de cet étrange cauchemar. Cela ne pouvait qu’en être un, n’est-ce pas ? Un rêve aussi angoissant que malsain, complètement insensé, qui a obsédé toute sa nuit.

Elle croyait se souvenir d’une troisième fois où elle avait repris conscience nue sur son lit. Les liens invisibles la gardant prisonnière disparus en apparence, elle s’était aussitôt rejetée sur le côté pour littéralement se recroqueviller sur elle-même, car elle savait cette créature encore là, ainsi que les bêtes qu’il semblait diriger. Il avait aussitôt bondi au-dessus d’elle. Il avait recouvert son corps grelottant, mais elle avait tremblé encore plus fort, pleuré et gémi, dans la crainte d’une nouvelle agression. Il n’en avait apparemment rien fait, du moins n’en avait-elle pas le souvenir. Juste celui de boules de chaleur vibrantes contre son dos et ses jambes.

— Je vous observe depuis tout à l’heure, et ça fait bien un quart d’heure que vous êtes assise à votre poste sans avoir bougé d’un pouce. J’ai déjà été bien gentil de prendre sur vos congés pour votre absence, alors que vous n’avez même pas ramené d’arrêt maladie, alors ne poussez pas le bouchon plus loin. Est-ce clair !

Elle regarda autour d’elle. Des gens s’affairaient, installés devant des machines, un décor d’usine autour d’eux. Elle se trouvait elle-même devant un de ces appareillages. Elle s’excusa par automatisme et reprit son travail. Ses gestes étaient machinaux, comme des réflexes ancrés dans ses mains, fruits d’une vieille habitude.

Je ne sais même pas ce que je fais là… Il m’a appelée comment d’ailleurs ?

Elle essaya de se rappeler. Cet homme avait évoqué une absence, mais pour elle, il ne s’était passé qu’une nuit depuis ses souvenirs précédents. Elle se voyait encore dans son salon, stagnant devant une photo montrant un homme et une femme lovés l’un contre l’autre, apparemment heureux. La femme tenait un bébé dans ses bras. Puis un repas lourd de silence avec ce garçon d’un certain âge avant d’aller se coucher.

Et ce matin, il avait été là, ce garçon, debout, dans sa chambre. Il s’était présenté comme son fils, se moquant ouvertement de son air hagard. Elle s’était réveillée, sa couette bien en place sur elle, le corps endolori, le ventre surtout, ainsi que la sensation écœurante du sang coagulé sur sa peau et suintant entre ses jambes.

J’ai mes règles, tout simplement, avait-elle tenté de se rassurer, histoire de donner du sens à tout ça.

Voilà ce qu’elle s’était dit une fois seule. Il avait daigné sortir. À la lumière du matin filtrée par les volets, elle s’était extirpée du lit, avait attrapé une robe de chambre, s’était traînée jusqu’à la salle de bain et avait pris une douche sans jamais abaisser son regard, scrutant l’eau coulant sur le carrelage. Elle y était restée longtemps, oubliant ce corps de femme qui la répugnait sans qu’elle puisse s’expliquer pourquoi. Elle omit les sensations de brûlure chaque fois que l’eau passait sur les blessures et autres estafilades, n’y trouvant aucune origine.

Ce n’était qu’un rêve, un horrible rêve. Les hormones, ou alors je couve quelque chose…

Elle se trouvait incapable de se souvenir de son propre nom, épuisée, un peu nauséeuse, et surtout, ses saignements venaient trop tôt.

Des coups sur la porte l’avaient ramenée à la réalité.

— Mère, l’heure passe !

C’est là qu’elle était sortie de la douche, s’était habillée en vitesse et l’avait regardé en quittant la pièce, ne comprenant plus qui elle avait en face d’elle. Le garçon l’avait pris par la main pour l’entraîner jusqu’à la cuisine.

— Mange !

Un ton impératif, presque moqueur. Elle avait obéi, picorant un peu, prise entre une faim étonnamment dévorante et ce dégoût qui remuait son estomac autant que son esprit.

Dégoût de quoi ?

— Rends-toi présentable, tu fais peur !

Il lui avait tendu une brosse à cheveux. Elle les avait brossés machinalement, puis il lui avait tendu son sac.

— Va travailler. C’est l’heure.

Elle avait suivi son instinct, avait mis des chaussures, un manteau, était sortie et avait marché, retrouvant ce qui était apparemment son lieu de travail, menée par ses pas.

Tu m’appartiens. Tu m’appartiens. Tu m’appartiens.

Un coup de coude la rappela à la réalité. Elle s’était encore engluée dans cette litanie qui possédait ses pensées. Elle frémit.

— … Vraiment pas l’air bien. Je sais que tu as été malade pendant une semaine, mais tu aurais peut-être pu rester encore à la maison. Tu as vu un médecin au moins ?

Une femme travaillant sur un poste à côté du sien.

Comment m’a-t-elle appelé ? Elle m’en voudra si je lui demande de répéter ?

Attends, elle a dit une semaine !

Les images dans sa tête, ces pupilles dorées, la douleur dans son ventre, le sang coulant de son sexe, le rire du garçon…

On la secouait.

— Bouge ! Le patron !

Trop tard.

— Ça suffit maintenant. Rentrez chez vous, et inutile de revenir !

Les yeux vides, elle avait tourné son visage vers cet homme, puis vers les outils dans ses mains, les avaient reposés sur l’établi, s’était levée et dirigée vers la sortie.

— Monsieur, c’est pas juste ! Elle est malade, ça se voit.

— Je ne veux rien savoir. Si c’était le cas, elle serait allée chez le médecin, comme tout le monde.

Elle n’entendit pas ces mots, ni les récriminations des autres employés, leurs invectives pour qu’elle se défende. Elle n’entendait plus rien. Elle n’avait que ce souvenir, cette phrase obsédante.

Tu m’appartiens.

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