Problème
Le seigneur des Lieues avait toujours vécu heureux sur sa péninsule de lavande entre deux citronniers sauvages, l’un donnant à volonté des fruits parfaitement ronds et acides alors que l’autre fournissait en abondance des fruits parfaitement ronds et amers. Glasscroc se savait damné par les langues d’aspic : jamais, au grand jamais de sa courte vie de pacha il n’avait su reconnaitre un citron amer d’un citron acide et, avec la régularité d’une marée, mordait dans l’amertume quand il avait décidé de gouter l’acidité.
Qu’à cela ne tienne, son plat favori restait le laineux, le plus qu’assez dérangeant bêleux de la lande mauve, ce nuage de beau temps sur pattes qui défiait le gris permanent des ciels en bruine. Or, on a beau être solitaire et royal, grand pourfendeur de lieues qui se dérobent, brillant comme un sou neuf sur un manteau de lavande, lorsqu’arrive le Destin sur sa rosse éclopée et que cette sale bête tire du fourreau l’erreur à la lame tranchante, on sent bien qu’une couille s’est perdue entre deux nuits sans gorge. Glasscroc, le dragon tredecentenaire se grattait la verrue de la paupière gauche parce qu’il avait arraché celle de la paupière droite la dernière fois où s’était posée la question : « Et maintenant, que faire ? »
Une verrue en moins ne crée qu’un problème de plus : un trou dans une paupière, source d’insomnie les nuits de pleine lune. Les flots l’entendaient hurler et s’en foutaient pas mal. Les loups-garous finissaient tous par se noyer, voulant avaler la mer et ses poissons à gueuler ainsi jusqu’à s’assécher le gosier. Un de plus, un de moins… l’onde caressait la péninsule et s’attardait à lui murmurer que si la solitude n’avait jamais tué personne, le désespoir, lui, saurait bien se charger du nettoyage.
Et Glasscroc n’était pas loin de rejoindre la mer.
Face à lui, à moins de cent perches, c’est-à-dire à portée de croc, le narguait un joli nuage de laine fort bien lavée par la rosée, laissant deviner sous la douceur du mohair un tendron gras à en affrioler une mouche à merde repue. Glasscroc en bavait. En bavait mais continuait de se gratter.
Le boulotter ? Au thym et au laurier, sur un petit feu d’acacia bien sec et crépitant, d’où un fumet s’élève à faire pâlir une princesse de haut rang, ah oui, ce serait un coin de paradis dans cet enfer d’embarras ! S’abstenir ? Persévérer dans sa guette sans le gnaquer ? Il pourrait tenir le cou tendu jusqu’à… jusqu’à… jusqu’à l’insoutenable ! Cette foutue future carpette était le dernier spécimen en vie ! Le bouffer était se condamner à ne plus jamais s’offrir un festin de roi, à sombrer dans la médiocrité des plaisirs de manants, à s’avouer que le titre et les armoiries ne signifiaient que clopinettes devant bombance et chasses gardées. Son cœur ne battait plus de rage : il ne cognait que d’incompréhension. Comment en était-il arrivé à ce point, si bas dans la décrépitude ?
Glasscroc arracha la verrue. L’avantage était que dorénavant il pouvait surveiller le domaine les yeux fermés. L’inconvénient venait que le blanc faisait tache au milieu du petit bout de sa lorgnette. Glasscroc cracha sa bile citronnée sur un pied de valse-sans-pareille qui s’enflamma. Encore un que les moches n’auront pas ! Et son rire sardonique se mua en longue plainte à la pensée du seul moche qui hantait encore son territoire, cette saloperie le narguerait tant qu’aucune décision à son sujet ne serait prise.
Il se décida sur un coup de queue.
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