Adieux chagrinés
Le lendemain matin, je trouvai un morceau carbonisé du petit cheval de bois dans l’âtre du salon. Sa vision, sur l’instant, me fit l’effet d’une trahison. Pourtant je ne le ramassai ni ne m’apitoyai. Père avait parlé de breloques. On ne s’apitoie pas sur des breloques.
Cette journée n’en demeura pas moins triste. J’avais, pendant quelques dizaines de minutes, tenu entre les mains un lien tangible avec un compagnon du passé, et tous deux avaient maintenant disparu. Cette constatation se renforça avec les heures, jusqu’à ce qu’enfin j’en acceptasse le corollaire : j’en voulais à mon géniteur ! Moins du fait, cela dit, d’avoir voué au feu ma trouvaille que pour ne pas m’en avoir expliqué les raisons. À l’occasion, je les lui réclamerai. Lorsque j’en aurai le courage.
Présentement je n’avais d’autre alternative que de me focaliser sur mes études. Grâce à elles réussirais-je au moins à trouver en mon arrière-grand-mère une confidente avec qui partager cette peine, ainsi que celles à venir. Il me suffisait juste de savoir comment l’invoquer en songes.
Cette idée m’aida à déblayer mon esprit de ses ressouvenances néfastes et, début d’après-midi, je parvenais de nouveau à canaliser mon attention sur mes ouvrages. J’avais délaissé l’orme séculaire et repris position dos à mon mur personnel. Lui, au moins, ne disparaîtrait jamais. Sa rigidité avait quelque chose de réconfortant dans l’imprévisibilité des derniers jours. Et sa fraîcheur calmait indubitablement mes ardeurs résiduelles.
À l’extrême opposé des flammes, qui avaient dégusté le petit cheval.
Je secouai la tête. Pensée parasite récalcitrante ! Les évènements de la veille m’avaient visiblement plus affecté que je ne voulais bien l’admettre.
« Trouve-moi. »
Je sursautai. Qui avait parlé ? Je tournai le regard en tous sens mais ne vis personne. J’étais seul, comme toujours. Puis il se montra, sortant des buissons d’où il m’était apparu trois jours plus tôt. Fantôme. Je fronçai les sourcils à sa vue.
— Est-ce toi qui m’as parlé ? dis-je à voix haute, me rendant compte, ce faisant, de l’incongruité de la chose.
Et malgré tout il me répondit. Certes d’un miaulement rauque, mais ça n’en restait pas moins une réponse. Un unique mot félin, que je compris, du moins en eus-je l’impression : il voulait que j’apprisse une autre vérité sur notre passé. Un entendement qui me surprit — mon passage à l’âge adulte m’avait-il ouvert la voie de la compréhension animale ?
Je me levai, et Fantôme reprit ses habitudes. Cette fois cependant, il me guida vers les profondeurs de notre domaine, droit au sud. Je le suivis pendant près de dix minutes, m’éloignant de la forteresse comme rarement je l’avais fait. Ici les arbres s’écartaient davantage de notre route et la pelouse se présentait moins entretenue. Si même elle l’était. Mon regard fut bientôt attiré par un champignon massif vers lequel nous nous avancions : un saule pleureur, solitairement désœuvré en plein milieu d’un vide dénué de tout point d’eau, pourtant compagnon indéfectible de son essence. Il semblait s’être perdu, ou avoir été abandonné, et néanmoins se maintenait fier dans l’immensité. Je l’appréciai instantanément.
Mon guide s’introduisit sous ses branches affligées. Du revers de la main je repoussai une frange de leur rideau et pénétrai à mon tour sous les tristes frondaisons. J’y fus aussitôt cajolé d’une présence apaisante, que je reconnus sans pourtant jamais y avoir été exposé.
— Grand-mère ? demandai-je à l’espace clos.
Jamais ne l’avais-je nommée, et encore moins à haute voix. Je ne l’avais jusque-là appréhendée qu’au travers de son statut d’arrière-grand-mère. Or, par cette simple appellation, je venais d’un peu plus m’en rapprocher. D’un peu plus m’approprier, à travers elle, la figure maternelle qui me manquait tant.
Une brise souffla à cet instant. Je ne la ressentis pas directement mais en constatai les effets sur notre tente végétale : ses parois furent traversées par une onde alanguie qui, pour moi, équivalait à un assentiment de l’esprit présent en ce lieu. Je souris. Une larme de contentement se fraya un chemin jusqu’à ma joue.
Fantôme miaula. Il s’était assis au pied de l’arbre et attendait. Je sus alors qu’il me permettait enfin de l’approcher. Doucement, limitant les gestes superflus, je m’exécutai. À aucun moment il ne me lâcha de ses yeux fendus. Ceux-ci étaient doux, comme la brise passée. Et d’un tel bleu azuré que tout homme eût assurément pu s’y noyer s’ils avaient été ceux d’une femme.
À un pas de lui je m’arrêtai, ému par sa soudaine confiance, et descendis à croupetons. Il suivit mes gestes tout du long sans faire montre de la moindre crainte. Hardi, j’osai avancer une main vers lui. Doucement, amicalement. Je l’effleurai.
Mes doigts le traversèrent !
Dans un réflexe je les retirai, stupéfié ! Fantôme ne réagit pas malgré la brusquerie de ce mouvement. Cependant il commençait à changer.
Il s’étiolait !
Abasourdi, je vis se dessiner à travers son corps les anfractuosités de l’écorce derrière lui. J’ouvris la bouche pour tenter une quelconque supplique, peut-être simplement celle de lui demander de rester. Mais trop tard : il avait disparu.
Je tombai sur mon séant. Je me pinçai. Non, tout était bien réel. Mon chat venait effectivement de se volatiliser sous mes yeux ! Cela, bien sûr, ne se pouvait ! Sauf si…
J’avais compris.
— Fantôme…, murmurai-je. Ainsi donc, ce nom te seyait plus qu’en apparence…
À la surprise succéda la tristesse, bien d’à-propos sous cet arbre. Néanmoins elle ne m’enserra le cœur que d’une poigne légère. La présence lénifiante et toujours prégnante de mon arrière-grand-mère n’y était certainement pas étrangère. De plus, un détail avait attiré mon attention qui m’empêchait toute lamentation, à l’endroit même où Fantôme était allé rejoindre les siens. Un espace désherbé, dont on eut dit la terre travaillée. J’y plantai un doigt et remarquai qu’elle était meuble, comme si elle avait été retournée récemment. Me positionnant à genoux, j’y enfonçai délicatement les deux mains et commençai à fouir l’inconnu. À faible profondeur j’y détectai quelque chose de dur et froid.
Une nouvelle découverte !
Ma tristesse s’évapora aussitôt. Frénétiquement je creusais, je déblayai, jusqu’à atteindre l’objet. Il reposait là, à une demi-coudée de la surface. La terre qui le recouvrait parvenait à peine à en gâter la blancheur nacrée. Je le libérai de sa gangue et compris enfin ce qu’il était. Un frisson d’anxiété me traversa l’échine. Je le déposai sur le côté et me remis à l’œuvre. Bientôt j’en avais sorti plusieurs autres de sa trempe. Jusqu’à ce qu’en fin je trouvasse ce que j’avais espéré ne pas trouver. Plus gros, je l’extirpai avec précaution. Avec déférence même. Je le plaçai à auteur du visage, plongeai mon regard dans ses orbites vides, et tombai finalement en larmes.
Le crâne d’un chat.
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