Confrontation prédestinée
Mon cœur est sur le point de s’échapper de ma poitrine, je lui en sens la force. Lui et moi appréhendons la question que je m’apprête à poser. Je n’ose même imaginer l’énergie qui me sera nécessaire pour l’extraire de mes lèvres !
Le voilà devant moi assis à son bureau, à compulser ses sempiternels relevés. Il lève sur mon entrée un œil distrait, qu’il rabaisse aussitôt.
— Qu’as-tu trouvé cette fois-ci ? me demande-t-il négligemment.
Il semble de bonne humeur. Moi pas. En d’autres circonstances, j’aurais déniché une réplique propre à consolider sa décontraction apparente, mais pas cette fois. J’ouvre la bouche. Je ne trouve pas les mots. Sur le chemin — duquel mes pensées en ébullitions m’avaient caché tous les détails — j’avais préparé un nombre aussi incalculable de déclarations envisageables qu’elles me sont toutes devenues inutiles. Sa seule présence a décidément le don de museler mes ardeurs. Nulle surprise qu’il en impose si facilement à ses hommes.
— As-tu décidé de me faire perdre mon temps, fils ?
À force de cogiter, je ne l’ai pas remarqué s’être carré dans son siège et me fixer avec une contrariété de circonstance. Je sens le sang refluer de mes joues. Je blanchis. Il le constate. Je ne lui laisse pas l’opportunité de me congédier, ou pire encore. La question sort, en l’état, irréfléchie, tel qu’elle m’était venue devant la diplomate :
— Es-tu mon oncle ?
L’atmosphère dans la pièce se glace aussitôt. Père n’a pas bougé d’un pouce, et pourtant tout vient de changer en sa personne. Il n’a plus besoin de parler. La réponse à ma question, je l’ai eue en la posant. Extérioriser cette pensée, cette détestable pensée, m’a fait prendre conscience de la vérité telle que je l’avais toujours connue sans m’en rendre compte.
Et lui, de comprendre que je sais maintenant.
Peut-être n’aurait-il pas dû laisser s’installer ce silence entre nous. Peut-être un simple « non » aurait-il suffi à me faire rebasculer dans mon monde précédent ? En fait, qu’aurais-je espéré l’entendre, ce non !
Mais il n’est pas prononcé, et avec son absence c’est le deuil de ma vie comme je l’ai connue qui s’engage. L’homme que j’ai face à moi, mon modèle, mon guide dans l’adversité, celui sur lequel repose la structure même toute notre gloire présente, cet homme n’est pas mon véritable père !
Et pourtant il l’est bien, pour m’avoir élevé, éduqué, pour avoir pris soin de moi. Mon âme se déchire, littéralement.
— Pourquoi ? arrivé-je enfin à souffler.
Il se lève. Doucement, amplement. Il croise ses mains dans le dos et, de la même fierté qu’il a toujours affichée, il s’avance à pas comptés. Arrivé à ma hauteur, il descend sur moi son regard glorieux et capte le mien. Je vois dans ses yeux un sentiment que je ne lui avais jamais connu auparavant : de la tristesse. Elle s’insinue aussitôt en mon être.
Ainsi donc il regrette. Je ne sais pas quoi encore, mais il regrette ! D’avoir pris la place de mon géniteur ? D’avoir attaqué notre demeure ?
D’avoir tué mère ?
Nonchalamment, il lève son bras droit et dépose sa main sur mon épaule.
— Je suis désolé, fils…
Si je n’ai su par quels mots commencer cette entrevue, j’en perds ici la notion même de langage. Je n’ai pas rêvé : il vient de s’excuser ! À sa manière, mais il vient de s’excuser ! Je ne le découvre pas seulement un autre homme, je lui découvre également une nouvelle personnalité !
— Désolé de t’avoir menti Grégard, poursuit-il sur un ton identique.
Il m’a nommé. Il ne l’avait jamais fait. Cet aveu est le pire de tous.
— Désolé pour ta mère. Ça ne te parlera peut-être pas à ton âge, mais je l’aimais. Et ton père… mon frère, nous interdisait cet amour.
J’en reste bouche bée. Non qu’il soit tombé amoureux de mère — après tout, mon subconscient se refuse obstinément à le voir autrement que comme mon père, son légitime concubin — mais, en évoquant cette considération avant tout autre, il m’indique clairement la réelle motivation de son attaque. Il n’était pas venu ici pour prendre le pouvoir, il était venu pour me ravir maman !
— As… as-tu tué mon véritable père ? me risqué-je à demander alors même que j’abhorre de le savoir.
Sa réponse fuse, impitoyable :
— Il était un obstacle à notre idylle. Et je t’ai suffisamment répété ce qui doit être fait des obstacles. N’est-ce pas, fils ?
NE M’APPELLE PLUS JAMAIS FILS !
Mon hurlement intérieur ne trouve pas la sortie de mon corps. Il m’étouffe. Tous ces aveux, évoqués en si peu de mots qu’ils en deviennent amèrement affûtés, me lacèrent la conscience. Comme j’aimerais m’évanouir et me rendre compte que…
Mes pensées s’embrouillent. Une lame vient de me transpercer.
— Je suis désolé, fils. Je m’étais réellement habitué à toi, vraiment. Tes parents t’ont enfanté trop intelligent, c’est tout. Ce n’est pas ta faute…
De sa main il retient ma chute. Mon corps glisse vers le sol comme mon esprit se tourne vers les cieux. Étrange sensation que celle-là. Ma vue n’a pas eu le temps de se troubler qu’elle s’illumine déjà d’un éclat apaisant. Dans sa brillance, j’entrevois les reflets ensanglantés de la dague qui se rit de moi dans la main gauche de père. Au travers de l’adresse de son maître, elle a touché un point vital, c’est indéniable. Je sens le sol se déposer dans le bas de mon dos, puis sous mes épaules, et finalement à l’arrière de mon crâne.
Sur l’instant une question naturelle s’impose : pourquoi père m’a-t-il tué. Mais je n’ai plus la force de la poser. Ni le besoin d’ailleurs. Sa réponse probable s’imprime dans mon esprit défaillant :
Tu as compris ce que personne ne doit savoir. Et ce savoir est un obstacle à mes ambitions.
— Repose en paix, entend-je à la place. Et ne m’en veux pas. La stabilité de notre pays s’appuie sur celle de notre famille. Tel est le prix du pouvoir.
Ma vision s’illumine. Si seulement j’avais réagi avec moins de fougue. Quand je pense que… quand je pen…
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