Chapitre 32 - Maël
Je m’éloigne de quelques pas, le téléphone déjà dans ma main. Isis reste près du banc, les bras croisés, le regard un peu perdu. Je veux éviter qu’elle entende trop de détails tant que je n’ai pas le début d’un plan. Bastien répond au deuxième appel, comme toujours.
— Quoi encore ? crache-t-il direct. Tu veux pas attendre la fin de semaine pour foutre un peu plus le bordel dans ma vie ?
— Bastien… c’est sérieux. Très sérieux. Y a eu un flash. Un putain de flash.
— … T’étais où ?
— Dans le parc, avec Isis. On venait de se prendre la tête. Elle était en larmes, j’ai fini par la serrer contre moi, elle s’est posée sur mes genoux et j’ai enfoui mon visage dans son cou.
Un silence. Je l’entends soupirer, mais c’est pas du soulagement.
— Putain, Maël... Sérieux ? T’as fait ça dehors ? En pleine lumière ? Avec une nana qui est déjà en plein scandale médiatique et toi qui viens de balancer une déclaration de guerre à la presse ?
— J’ai pas réfléchi. Elle était à bout. Je voulais juste qu’elle se sente en sécurité.
— Ouais ben maintenant c’est le public qui va la voir comme ton plan B dramatique. Les vautours vont pas louper ça.
Je passe une main dans mes cheveux, nerveux.
— C’était pas une mise en scène, Bastien. C’était pas calculé. C’était elle et moi. Un vrai putain de moment.
— Et ce moment, maintenant, il est peut-être dans la boîte d’un paparazzi. Bravo, Roméo. Tu veux pas qu’on leur file aussi les clefs de ta chambre pendant qu’on y est ?
— Tu peux gérer ça ?
— Je vais voir. Tu m’envoies ta position exacte, l’heure du flash. Je vais traquer les publications de paparazzis indépendants. Mais si le mec vend le cliché à une agence, je pourrai rien empêcher.
— Merde.
— Ouais, “merde”, c’est bien. J’ai déjà dix emails d’agents de presse qui se demandent si t’es en train de jouer dans un biopic ou dans un feuilleton sentimental à la con. Et devine quoi ? Personne ne croit que t’es en immersion pédagogique, Maël. Pas avec cette gueule et ce passif.
— Je lui ai rien promis. Elle veut garder notre relation privée.
— Alors va falloir que tu fasses un miracle de discrétion, parce que si cette photo sort, c’est fini, la bulle de tranquillité. Et Isis... elle mérite pas ça.
Je me tais. Il a raison.
— Tu lui as dit, au moins ?
— Pas encore.
— T’attends quoi ? Une rediff’ en prime time ? Préviens-la avant qu’elle tombe dessus par elle-même.
Je hoche la tête, même s’il ne peut pas me voir.
— Ok. J’y vais.
— Et Maël ?
— Quoi ?
— Fous plus un orteil dehors sans réfléchir. Parce que la prochaine connerie que je dois gérer, je te jure que je te colle dans un reportage “Échappées belles” à la ferme pour six mois.
Je raccroche.
Et je reste là, planté dans l’allée, le téléphone serré dans ma main.
Putain.
Je la retrouve assise devant la grange, le dos droit, les bras croisés contre elle comme pour se tenir en place. Elle ne me regarde pas quand j’arrive, mais je vois ses mâchoires se crisper.
Je m’assieds en silence, un peu à distance.
— Bastien a confirmé. Quelqu’un a bien pris la photo. Il essaie de savoir où c’est parti, mais on ne peut pas faire grand-chose de plus pour l’instant.
Isis hoche la tête. Lentement. Trop lentement.
— Tu sais quelle photo ? demande-t-elle d’une voix étrangement calme.
Je déglutis.
— Celle du parc. Toi contre moi. On était proches. Trop, pour que ce soit interprété comme “juste un coaching”.
— Génial. Parfait. C’est tout ce qu’il manquait.
Elle se lève d’un bond, fait les cent pas sur les dalles. Je la sens à la limite. Pas de l’explosion. Pire. De l’écroulement.
— Isis, écoute...
— Non. Laisse-moi deux minutes, d’accord ? Je digère.
Je me tais. Je la laisse marcher. Puis elle s’arrête devant moi.
— On aurait dû y penser, dit-elle enfin. On sait que tu es suivi. On sait qu’il suffit d’un cliché volé pour que tout explose.
Je baisse les yeux.
— Je sais. Je suis désolé.
Elle soupire, pose une main sur son front.
— Qu’est-ce qu’on fait si ça sort ? Tu veux qu’on nie ? Qu’on dise que c’est sorti de son contexte ? Tu veux que je tienne le rôle de l’amie compréhensive pendant que tu gères la tempête ?
Je me redresse, la regarde droit dans les yeux.
— Je veux qu’on affronte ça ensemble. Qu’on choisisse. Pas qu’on subisse.
Elle me fixe. Et dans son regard, je vois sa fatigue, son anxiété. Et ce besoin immense qu’elle n’avouera jamais à voix haute : qu’on ne la laisse pas seule dans cette merde.
— Et si “lui” voit la photo, murmure-t-elle. S’il croit que c’est une porte ouverte…
Je hoche la tête, grave.
— Alors on ferme la porte. À double tour. Avec des chaînes et une alarme. Je suis prêt à ça.
Elle reste là, face à moi, immobile.
— Et si tout le monde découvre ce qu’il m’a fait ?
— Alors ce sera la vérité. Et je serai à tes côtés.
Un silence.
Puis elle souffle, plus bas :
— Je ne veux pas devenir une histoire pour les autres, Maël. Je ne veux pas que tout ça me définisse.
Je me lève, m’approche, prends doucement son visage entre mes mains.
— Tu ne seras jamais “ça”. Tu es bien plus. Et je ferai tout pour que le monde voie ce que moi je vois.
Ses yeux brillent, mais elle ne pleure pas. Elle se contente de glisser son front contre mon torse. Juste un instant.
— Tu restes ce soir ? murmure-t-elle.
— Aussi longtemps qu’il le faudra.
Je passe un bras autour de ses épaules alors qu’on regagne la maison. Elle ne dit rien, mais elle ne se dégage pas. Elle avance avec moi, plus lente que d’habitude. Son corps semble fatigué, comme si l’adrénaline venait de tout lui pomper.
Dans le salon, elle s’affale sur le canapé sans même retirer ses chaussures. Je reste debout un instant, à la regarder. Son regard est perdu quelque part entre les coussins et le plafond. Alors je m’éclipse dans la cuisine.
J’ouvre un placard, attrape deux mugs, fais chauffer du lait. J’ignore pourquoi, mais je me souviens qu’elle m’a parlé un jour du chocolat chaud que sa mère lui préparait quand elle était malade. Avec une pointe de cannelle. J’ajuste les doses, sans trop réfléchir, comme si ça pouvait servir à autre chose qu’à remplir une tasse : à réconforter, à rappeler une part d’enfance.
Quand je reviens, elle est en boule sur le canapé. La tête posée contre l’accoudoir, les bras repliés sous elle. Elle ne dort pas. Elle écoute.
Je pose la tasse près d’elle, à portée de main.
— Je sais que c’est pas ça qui va tout arranger… mais c’est chaud, c’est sucré, et ça fait du bien, parfois.
Elle tourne légèrement la tête vers moi. Un coin de sourire fatigué.
— T’as mis de la cannelle ?
— Évidemment. Je suis un mec plein de ressources, tu sais.
Elle se redresse un peu, attrape la tasse à deux mains. Je m’assois à côté d’elle, sans chercher le contact, mais sans trop m’éloigner non plus. Un juste milieu. Elle boit une gorgée, ferme les yeux.
— Merci…
— Pour le chocolat ou pour le reste ?
— Les deux.
On reste là, côte à côte. Rien d’autre que la respiration tranquille de la maison autour de nous.
— Tu crois qu’ils vont publier vite ? me demande-t-elle, après un moment.
— Bastien va essayer d’étouffer l’histoire. Ou au moins de ralentir la machine. Mais on doit se préparer à ce que ça fuite quand même. Et si c’est le cas… on décidera ensemble comment répondre. Tu ne seras pas seule.
Elle hoche la tête lentement. Puis ajoute, la voix plus douce :
— J’aimerais qu’on dorme dans le même lit, ce soir. Juste dormir.
Je me tourne vers elle, croise son regard. Il n’y a aucune ambiguïté dans sa demande. Juste un besoin d’être enveloppée, contenue, tenue debout.
— Bien sûr.
Elle repose la tasse, soupire.
— T’es en train de devenir dangereux, tu sais.
— Dangereux comment ?
— À force de me rassurer, tu risques de me rendre accro.
Je souris, doucement.
— C’est un risque que je suis prêt à prendre.
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