Chapitre 2
L'une et l'autre étaient rentrées le même jour dans la vie de Marie. C'était une matinée encore chaude du mois de septembre, elle était au lavoir avec les autres femmes du village, cet endroit était une sorte de quartier général pour elles, on y échangeait conseils et plaisanteries, Marie en revenait toujours avec une rumeur amusante sur telle ou telle personne du village, une astuce pour détacher un drap de sang, une recette de tourte et même souvent un conseil d'ordre sexuel. Les jours de plus grande agitation au lavoir étaient les samedis, le jour où tout bascula pour Marie était aussi un samedi. Elle était alors agenouillée sur les dalles froides et frottait une blouse de Nicole salie par la boue, Odette, qui l'avait rapidement rejointe et qui frottait elle aussi se pencha vers elle sur le ton de la confidence :
- T'as vu la nouvelle ? Celle-là là-bas, à l'angle...Eh bien c'est la remplaçante de Mlle Bernard, cette vieille bique est partie à la retraite, à la rentrée ce sera elle la nouvelle instit'. Marie leva les yeux et observa la nouvelle en question, elle devait avoir 5 ans de plus qu'elle et paraissait absorbée par la tâche d'encre qu'elle tentait de faire disparaître. Sa peau était diaphane, ses ongles soignés et une mèche rousse flamboyante s'échappait de sa natte. Odette, qui n'était pas avares en ragots et en commentaires repris :
-Et tu sais pas quoi, elle vient de la ville, elle et son mari se sont installés il y a tout juste une semaine dans le logement derrière l'école, lui il est médecin à ce qu'il paraît et ils ont une fille, une seule. Tu me dira, elle a pas l'air bien robuste la pauvre. C'est pas une bonne pouliche comme moi ! Ajouta Odette en riant, tâtant ses hanches généreuses.
- Et comment elle s'appelle alors, Mme Radio-Saint-Martin ?
- Nortier, Suzanne Nortier. Répondit fièrement Odette. Elle s'apprêtait à enchaîner sur une autre révélation croustillante dont elle avait le secret quant elle fut interrompue par Berthe, arrivant, soufflant comme un bœuf après avoir parcouru la centaine de mètres qui séparaient la mairie du lavoir au pas de course.
- Eh ! Les apostropha-t-elle en peinant à reprendre son souffle, on a déclaré la guerre, c'est la guerre ! L'assemblée féminine regarda la grosse femme rougeaude, interloquée.
- Oui, et moi je vis en colocation avec Charles Trenet ! Lança Marthe dont la verve redoutable lui concédait une place de choix au lavoir. Il faut dire que Berthe n'en était pas à son coup d'essai, elle avait pris pour habitude de répéter à tort et à travers tout ce qu'elle entendait que ce soit à la radio, à la mairie, dans la queue de l'épicerie ou dans les journaux, le plus souvent sans se soucier de la véracité de l'information.
- Non mais arrêtez ! Protesta Berthe, arrêtez de rire ! C'est vrai ! La France a déclaré la guerre à l'Allemagne hier, Bobie va placarder l'affiche de mobilisation générale cet après midi ! Croyez moi !
Marie ne pu réprimer un sourire, le surnom dont Berthe affublait son mari à longueur de journée l'avait toujours amusée, Robert Laffargue, boucher et maire de son état n'avait rien du cow boy de Western auquel Berthe avait emprunté le diminutif.
Plus tard dans la journée, alors que Marie épluchait des pommes, Jean passa la porte de l'appartement, la mine sombre
- Je suis passée devant la mairie en rentrant. Tu l'as vue ? Demanda-t-il avant même de la saluer.
Devant l'expression interrogatrice de sa femme il continua : L'affiche...Tu ne l'as pas vue ? Aussitôt tout lui revint en mémoire, le lavoir ce matin, l'annonce de la grosse Berthe...elle disait donc vrai. Marie laissa tomber son couteau sur la table en bois, elle prenait conscience de ce que ces simples mots imprimés devant la mairie impliquaient. C'était la guerre, tout était fini, les balades tous les quatre le dimanche, un futur troisième enfant, la maison délabrée au nord du village, les fleurs que lui ramenait Jean quelques fois en rentrant de l'usine...Ces deux mots « mobilisation générale » sonnaient le glas d'une époque paisible et douce.
Le père de Marie avait fait la grande guerre, elle était née quelques mois après son retour, elle ne l'avait pas vu malade et considérablement amaigri mais elle a entendu les terribles récits qu'il en faisait à sa mère, les pleurs et les cris dans la nuit lorsque les souvenirs refont surface. Marie ne pouvait pas imaginer Jean, son Jean si doux, si prévenant dans un tel tourment. Il n'était pas bagarreur, même pas chasseur, il fuyait les conflits de l'usine, se mettait en retrait dès que le ton montait, comment un être si tranquille pouvait-il se retrouver sur un champ de bataille, une arme à la main ? Et ses enfants ? Qu'allait il advenir d'eux ? Privés de père et puis si les allemands arrivaient jusqu'à Saint-Martin ? L'Allemagne et le nord de la France paraissaient de lointains territoires, Marie n'avait jamais dépassé le village de plus d'une heure d'autobus alors pour le reste...Etrangement, parmi le flot de ses pensées angoissantes, une autre, beaucoup plus futile, s'imposait à elle : la tâche d'encre de la nouvelle ce matin, Marie avait oublié de lui dire comment la faire partir. Elle secoua la tête machinalement comme si cela pouvait suffire à faire disparaître cette pensée incongrue. Au lendemain d'une nuit au sommeil peuplé de cauchemars guerriers, la tâche était toujours là, bien présente dans sa tête.
Dans l'après midi, alors qu'elle et Jean rentraient de ce qui devait être leur dernière promenade familiale avant un certain temps, Marie aperçu la nouvelle institutrice du village au loin. Sans réfléchir elle s'élança à sa rencontre. Plus elle avançait plus son propos lui paraissait futile, mais poussée par une nécessité indomptable de lui donner son conseil, elle finit par s'adresser à elle, rougissante de honte :
-Bonjour ! Vous savez, pour l'encre, il faut frotter avec du vinaigre blanc et du citron.
-Oh merci, répondit-elle mi surprise mi amusée, face à la mine visiblement embarrassée de son interlocutrice.
-Suzanne souris-t-elle en lui tendant la main, mais ça je crois que vous le savez déjà, ajouta-t-elle avec malice. Marie s'en retrouva encore plus cramoisie, elle bredouilla son propre prénom avant de s'enfuir comme une enfant prise en faute. Odette, si elle était passée maîtresse en matière de ragots, ne l'était pas encore pour ce qui concernait la discrétion.
Pourquoi avait-elle agit ainsi se maudit-elle en retournant vers Jean et les enfants, pourquoi s'était-elle sentie comme un adolescente face a cette femme ? Sur le chemin du retour, Marie se promis de paraître moins ridicule la prochaine fois qu'elle la croiserait.
Les jours précédant la mobilisation générale l'église acquit une clientèle féminine certaine, peut être même plus que le lavoir. En effet, nombreuses étaient les épouses, les mères et les sœurs à rechercher le réconfort et la promesse d'un avenir le plus serein possible pour leurs hommes auprès de l'Eternel. Marie y alla elle même plusieurs fois, non pas pour la prière et la communion avec le tout-puissant mais d'avantage pour se sentir entourée et soutenue par ses consoeurs, même si aucunes paroles n'étaient prononcées, les regards échangés en disaient long, pour toutes les semaines qui s'annonçaient amèneraient leur lot d'inquiétude et de malheurs.
Marie n'était pas coutumière de l'église, évidemment elle était présente lors de toutes les messes de mariages, de baptêmes et d'enterrement. Elle même avait scellé un certain nombre de moments importants de sa vie entre les bancs de messe, usés par les années et l'autel du père Henri qui a lui seul avait baptisé, marié et enterré la plupart du village. Marie ne ressentait ni dévotion ni amour ni même haine pour le clocher et plus généralement Dieu mais cela faisait maintenant longtemps qu'elle ne croyait plus. Elle aurait pu dater précisément le moment où sa foi avait disparu ; le jour où sa plus jeune sœur avait perdu la vie. Un soir elle était encore un bébé gazouillant dans le berceau au bout du lit de ses parents et le matin les langes n'accueillaient plus qu'un petit corps froid, sans vie, envolée pendant la nuit. Le docteur n'avait pas su l'expliquer, on avait alors dit que le seigneur l'avait rappelée à lui. A cette époque Marie n'était qu'une enfant mais elle se souvient avec précision des sanglots étouffés de sa mère qui provenaient de derrière la porte et du silence, lourd, pesant, de son père. Après quelques semaines la vie avait repris son cours, on avait retiré le berceau de la chambre, rangé les langes dans l'armoire et tout était rentré dans l'ordre. Seuls les yeux encore rougis de sa mère étaient restés témoins de cette vie si brutalement interrompue. Parmi tant d'autre ce drame avait laissé une autre trace indélébile dans la vie de Marie : elle avait décrété ce jour là que Dieu n'existait pas. Si ça avait été le cas il n'aurait jamais fait mourir sa petite sœur, elle en était sure.
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