Chapitre 4
On passe dans plusieurs gares. Mais ce n’est toujours pas le terminus, alors Patte d’Encre et moi ne descendons pas. Toutes les gares sont vides. Il n’y a aucun passager sur les quais. Toutefois le Vieux Train s’arrête quand même et attend. Il attend des voyageurs qui n’arrivent jamais. Alors le Vieux Train repart en sifflant tristement.
Peu à peu le soleil descend dans le ciel. C’est maintenant le crépuscule. Une belle lumière orangée colore le paysage qui défile toujours derrière les vitres du Vieux Train. Patte d’Encre est émerveillé. On traverse une forêt de sapins, quelque part au milieu des montagnes. Parfois, le Vieux Train passe dans un tunnel tout noir ou sur un grand pont de pierre immense qui enjambe le vide. C’est magnifique. Le sommet des montagnes, tout blanc de neige, scintille sous la lumière du crépuscule. Petit à petit, le soleil disparaît. Le Vieux Train quitte les montagnes et la forêt de sapins. Plus de tunnel, ni de pont. Le voici au milieu d’un marais. Des touffes d’herbes serpentent entre de grandes flaques d’eau. La nuit tombe doucement et des lucioles s’allument dans le marais. Elles volent dans le noir, comme de petites étoiles jaunes.
— C’est magnifique ! miaule Patte d’Encre.
— Magnifique ! je répète.
Je n’ai jamais vu un spectacle aussi beau.
Dans le ciel, les étoiles s’allument, elles aussi.
Et puis soudain, soudain… le Vieux Train se retrouve au milieu du ciel étoilé !
Patte d’Encre et moi sursautons. On ouvre tous les deux de grands yeux. Non, c’est impossible, un train ça ne peut pas voler dans le ciel… Pourtant, le Vieux Train avance au milieu des étoiles. Il n’y a plus ni marais, ni lucioles, juste la nuit et un océan d’étoiles argentées, tout autour de nous. Je ressens quelque chose d’étrange, au fond de moi. Patte d’Encre doit le ressentir aussi, car un énorme sourire retrousse ses moustaches. Cette chose, c’est du bonheur. Un bonheur calme, qui nous emplit tout entier et qui fait battre nos cœurs très vite. Je n’ai jamais ressenti un bonheur aussi intense.
— Ouah ! dit Patte d’Encre. C’est donc un train magique ?
Puis un croissant de lune se lève, au loin. Ou plutôt, deux croissants de lunes se lèvent. Patte d’Encre et moi comprenons tout.
— Le Vieux Train ne vole pas dans le ciel, dit le petit chat. Il roule au milieu de l’eau ! Toutes ces étoiles autour… ce sont le reflet des vraies étoiles au ciel ! Et c’est aussi pour ça qu’il y a deux lunes…
Mais peu importe si le Vieux Train ne vole pas. Pour Patte d’Encre et moi, c’est comme si on était vraiment au milieu des étoiles.
Et le Vieux Train roule, roule. Et la nuit défile autour de lui, derrière les vitres des wagons verts.
Enfin, le Vieux Train siffle et une voix résonne dans un haut-parleur.
— Terminus ! Tout le monde descend !
Le train ralentit. On passe sous une porte gigantesque qui s’ouvre dans une très haute muraille grise. De l’autre côté de la porte, il y a une gare. Une très vieille gare en briques rouges avec un plafond en charpente. Comme toutes les autres gares, celle-ci est déserte.
Le Vieux Train s’arrête dans un soupir de fumée et les portes s’ouvrent.
— La fin du voyage, murmure Patte d’Encre en descendant.
Je le suis. Le jeune homme blond descend aussi du Vieux Train et, avec une lanterne, il vérifie tout une dernière fois. De grosses larmes coulent sur ses joues. Il est vraiment triste que ce voyage ait été le dernier du Vieux Train.
D’un coup, Patte d’Encre en veut beaucoup aux humains. Qu’y a-t-il de si important dans les soussous ? Un voyage à bord du Vieux Train, c’est tellement magique ! Pourquoi faudrait-il l’arrêter juste parce que ça coûte des soussous ? C’est idiot !
Le petit chat se retourne et regarde le Vieux Train. Il est toujours aussi grand mais Patte d’Encre n’a plus peur du tout. Au contraire, il trouve son grand corps de métal et de bois rassurant.
Grâce à ses yeux de chat, il peut voir le train aussi bien qu’en plein jour. Un chat ça n’a pas besoin de lanterne pour voir dans le noir.
— Au revoir, Vieux Train, dit Patte d’Encre.
Comme en réponse, le Vieux Train pousse un long soupir.
Patte d’Encre observe les rails. Elles disparaissent dans l’ombre d’un tunnel, au bout de la gare. De l’autre côté du tunnel il doit y avoir la plaque tournante qui permet au Vieux Train de faire demi-tour. Mais, pour en être sûr, Patte d’Encre descend sur la voie et suit les rails dans le tunnel. Il fait frais et ça sent le métal et la brique humide.
Enfin, on arrive dans une salle immense et ronde. En effet, les rails s’arrêtent bien là, sur une plaque tournante. Le Vieux Train ne va pas plus loin. C’est ici, la fin des rails, le bout du nord.
Satisfait, Patte d’Encre rebrousse chemin. Nous retrouvons la vieille gare et remontons sur le quai.
Au bout du quai se dresse un escalier. Patte d’Encre décide d’aller voir ce qu’il y a là-haut. On grimpe l’escalier et on arrive dans une rue pavée. La rue est vide. Tous les volets des maisons sont fermés. Quelques lampadaires éclairent la rue qui monte vers la haute muraille. Patte d’Encre monte donc la rue puis un long escalier. Avec ses grosses pattes noires, Patte d’Encre trébuche un peu, mais il ne tombe pas. On arrive enfin en haut de la muraille.
— Ouah ! s’écrie Patte d’Encre.
— Ouah ! je m’écrie aussi.
Devant nous, il n’y a que de l’eau à perte de vue. Les rails du Vieux Train partent en ligne droite vers l’horizon. Elles sont un peu sous l’eau, mais pas beaucoup. Ça ne doit pas être très profond.
Au bout du ciel, sur la gauche, la nuit est bleue pâle. Le jour se lève.
Patte d’Encre se retourne vers la ville, en bas. C’est une petite ville, avec plein de maisons en pierres et de rues tortueuses[1]. Une ville ronde, encerclée par la haute muraille, perdue au milieu de l’eau. Jamais Patte d’Encre n’aurait pu imaginer une ville sur l’eau.
— Heureusement que j’aime bien l’eau, même si je suis un chat ! rigole-t-il. Mais les humains sont très étranges quand même… Ce sont les castors qui vivent au milieu de l’eau, normalement !
Le petit chat se retourne vers l’étendue d’eau. Ensemble, on attend que le soleil se lève. Petit à petit, les étoiles s’éteignent et le ciel bleu nuit devient bleu clair. Puis, tout au bout du ciel, des lueurs roses apparaissent. Elles grandissent, grandissent dans le ciel, comme des fleurs qui poussent. Enfin, elles éclosent dans une magnifique lumière dorée. Une nappe de brume recouvre peu à peu l’étendue d’eau. Une belle nappe de brume blanche qui, sous la lumière de l’aube, devient dorée. Patte d’Encre n’en revient pas.
— On dirait… on dirait que nous sommes dans les nuages !
En effet, toute cette brume ressemble beaucoup à des nuages, et elle entoure la ville entière. C’est incroyable ! La ville flotte dans le ciel !
Puis la brume se dissipe. Mais maintenant on voit sur l’eau le reflet de gros nuages blancs. On a donc toujours l’impression d’être en plein ciel !
— Cet endroit est magique ! miaule Patte d’Encre. Il faut que je dise merci au Vieux Train pour m’avoir emmené jusqu’ici !
Le petit chat redescend l’escalier aussi vite qu’il le peut !
Dans les rues, les volets s’ouvrent, les humains se réveillent et sortent de chez eux. Et ils s’étonnent de voir passer un petit chat blanc avec de grosses pattes noires. Et ils sont si étonnés de voir ce petit chat, qu’ils le suivent jusqu’à la vieille gare. Et ils sont encore plus étonnés de voir le petit chat s’arrêter devant un magnifique train aux wagons verts. Cela fait si longtemps que plus personne ne prend ce train que tout le monde l’avait oublié.
— Merci, Vieux Train ! dit Patte d’Encre. Grâce à toi, j’ai enfin réalisé mon rêve ! Ce voyage était fantastique ! Et cette ville, on la dirait enchantée ! Tu es incroyable !
Et tous les gens entendent le petit chat miauler et s’étonnent encore plus. Tout à coup, Thomas et le conducteur du Vieux Train descendent de la locomotive, surpris de voir autant de monde et d’entendre miauler.
— Ah ! s’écrie Thomas en reconnaissant Patte d’Encre. C’est toi !
— Vous connaissez ce petit chat ? demande quelqu’un dans la foule.
— Oui, répond Thomas. Il attendait tous les jours sur le quai de Verte-Colline et hier il est monté dans le train…
— Un chat qui voyage dans un train ? s’exclame une dame. Ah tiens, ce n’est pas banal !
— Pas banal du tout ! rajoute un vieux monsieur.
— Et ce train est pas banal non plus ! dit une petite fille.
— C’est un Vieux Train, explique Thomas à l’enfant. On n’en voit plus beaucoup des comme ça…
— Et il marche ? questionne un petit garçon.
— Oui, il marche, dit le conducteur du train. Mais hier c’était son dernier voyage…
— Oh non ! C’est trop dommage ! crie la petite fille.
— Oui, trop dommage ! crie tout le monde. Un train aussi beau… il faut qu’il continue à rouler ! Et puis, s’il ne roule plus, comment le petit chat va-t-il rentrer chez lui ?
Et voilà Thomas, le conducteur et tous les gens qui se mettent à parler, à parler, à parler…
Patte d’Encre et moi, on écoute mais on ne comprend rien. Tout le monde parle en même temps ! Des dizaines de voix résonnent entre les murs en briques de la gare.
Enfin, Thomas s’avance vers nous et nous sourit.
— Je crois que le Vieux Train repartira bientôt en voyage, dit-il.
[1] Tortueuses : qui serpentent ; les rues ne sont pas droites, elles font beaucoup de tours et de détours
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