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Je gagne mon cubicule, allume mon poste de travail. Tous les autres solliciteurs sont déjà en place, à emmerder des banlieusards pour leur vendre des thermopompes bruyantes. Nina trouvait que je manquais d'ambition. Elle n'a rien dit, au début, mais les femmes sont comme ça : elles attendent d'avoir installé leur emprise pour nous faire changer de vie. On les déçoit toujours.
La voix de Clara la folle couvre les autres. Elle nous fait toujours rigoler, la Française, surtout quand elle profite de ses pauses pour engueuler sa saveur du mois : « Et tes couilles, tu les portes en pendentif ? » Les hommes et les chaussettes trouées, même traitement de choc. Ma mère reprisait et prenait soin de mon père. Pour la blonde Clara, nul doute que j'appartiens à un lot mal tricoté, et que rattraper les mailles perdues n'en vaut pas la peine. Je lui ai parlé de Nina un jour, mal m'en prit : j'avais tort sur tout.
Chacun dans son cubicule, aveugle aux autres, à son affaire. On optimise l'espace, à défaut de balancer une fois pour toutes les ressources humaines. Les robots nous remplaceront, pour le moment ils manquent d'arguments contre le banlieusard exaspéré. Ils auront l'avantage de ne ressentir ni exaspération, ni honte, ni sentiment d'échec. On attend les nouvelles générations, au débit plus souple, à la voix modulée, et à la répartie gagnante. Le client doit pouvoir s'y tromper.
Des boîtes vocales, des clients qui me raccrochent au nez. Pourquoi s'attendre à autre chose ? La sollicitation téléphonique est une plaie autant pour l'appelant que pour le répondant. Aujourd'hui, les impitoyables Robert, Marco ou Céline m'écoutent peu et m'interrompent. Je m'énerve, je me confonds en excuses, je les fais répéter trois fois, quatre fois, mes doigts ne suivent plus le clavier, s'emballent.
À la pause, dans la ligne pour la machine à café, une silhouette noire et sèche, sans forme sous sa longue tunique, les épaules couvertes de broussailles charbonneuses. De profil, son nez se courbe tel un bec d'oiseau. La femme, derrière elle, une nouvelle au bureau, lui tape sur l'épaule pour lui parler. La créature se retourne : Clara !
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Je me recroqueville. Le cubicule de Clara fait face au mien. Je la sens, derrière, je respire l'odeur du sang sur sa chair, fraîche entre son bec. Ses yeux d'encre m'observent. Je reste aux aguets, sans bouger, sans parler. J'entends son ricanement quand elle grasseye que l'hiver sera dur cette année ; le son de ses griffes contre le bas de la paroi séparatrice, leur impatience d'empoigner et de meurtrir ; le bruit sec de ses mandibules à la fin de la communication, la déception du prédateur à qui sa proie a échappé ; des rafales de haine glacée balaient sa chevelure, préfigurent mon long hiver de force.
On me tape sur l'épaule. Je hurle. J'entends derrière moi : « Oscar, Mme Gingras t'attend dans son bureau. »
Ma patronne se montre compatissante. Elle me conseille de rentrer chez moi et de me reposer. Je la supplie, sans lui avouer ma peur de ce lit où toutes les nuits on me tourmente. Sa décision est sans appel : je dois voir mon médecin.
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