11 – Jumper : Agent double
Le message était clair : « Viens seul ; dans une heure ; tu sais où. ».
En plein pendant sa rotation, son maître chanteur a-t-il seulement une idée de l’importance de son travail ? Que peut-il bien vouloir, d’abord ? Jumper a cessé d’observer la femme et a très certainement été remplacé sans qu’on lui dise, s’il reste quelqu’un aux commandes. C’est simple : il n’a plus aucun contact avec les depuis l’incident de l’arène.
Mathew et Bill sont quelque part dans « la nature », tandis que la plupart des autres sont soit en détention, en travaux d’intérêt généraux ou en stase. Cette Nightly a officiellement démantelé d’un coup tout le noyau élargi de la cellule d’opération de Mathew. Un coup dur pour les Phobos’ Heights de Lunae. Le genre d’incident qui demande l’installation d’une nouvelle cellule et, si Mathew ou Bill avaient été pris, l’envoi d’un agent étranger pour reconstruire tout le réseau.
Le voici qui entre dans la salle. Au milieu des machines et de l’impressionnante tuyauterie, le robot de sécurité anonymisé l’attend.
À son arrivée, l’androïde engage la conversation : « Vous avez dix minutes de retard.
– Je suis en pleine rotation, ça a intérêt à être court, s’énerve Jumper.
– Au pire, si vous vous faites renvoyer, vous aurez plus de temps libre, non ? ironise l’inconnu.
– Qu’est-ce que vous voulez ? demande le technicien anxieux. J’ai tenu ma part du marché.
– Des informations.
– Sur quoi ? Je n’ai plus aucun contact avec mes employeurs pour votre histoire avec cette femme.
– C’est dommage. Vous auriez pu être utile.
– C’est vous qui avez envoyé la sécurité et cette Nightly, non ? Vous n’avez qu’à vous en prendre qu’à vous-même.
– Je suis désolé, mais le ridicule incident lié à votre arène, n’est pas de notre fait.
– Formidable, un plan à trois, se plaint-il. Mais ça change rien : je n’ai même plus d’employeurs de toutes façons…
– Vous nous avez nous, fait remarquer l’androïde.
– Parce que vous avez une autre monnaie que des menaces ? s’inquiète le technicien.
– Nous pouvons vous trouver une carotte si vous en avez besoin.
– J’ai un synthétiseur chez moi, refuse Jumper. Et de toutes façons, avec la destruction de toute cette partie du réseau… La carotte on l’a tous les deux, bien mal placée.
– C’est ennuyeux, même pas un de nom ?
– Le mieux que j’ai, c’est des vieux hachages de clés temporaires, déplore le technicien.
– C’est toujours ça.
– Vous faites aussi dans les osselets et le marc de café ? », plaisante amèrement Jumper en transférant les rares enregistrements de routage qu’il possède.
L’inconnu reprend : « Vous nous plaisez vous savez. Passons à la vraie raison pour laquelle nous avons cet entretien.
– Parce qu’il y a autre chose ? J’en étais sûr, vous voulez un accès aux constructeurs universels…
– Non. Est-ce que vous reconnaissez quelqu’un sur cette image ? », demande le robot de sécurité en lui adressant une photographie virtuelle.
L’image semble avoir été prise depuis la foule. Il y a de nombreuses personnes, mais l’image est centrée sur la fameuse femme. Elle est accompagnée par un nevian noir… sans queue ? Snack serait encore en vie ? La vache, il mérite vraiment son titre de champion et Zeisky, où qu’elle soit, doit furieusement faire la gueule.
Il répond avec un ton blasé : « C’est la femme que je ne dois plus surveiller, non ?
– Oui, c’est exact, confirme l’inconnu.
– Et si je ne me trompe pas, ce nevian ressemble beaucoup à Snack, avec une oreille de plus.
– Snack, vous dites ?
– C’était le nevian champion de l’arène, explique Jumper. Je pensais qu’il avait été tué dans le dernier combat.
– Vous l’avez vu tomber ?
– Non, j’étais parti couper la canalisation que le combat avait endommagé et qui fuyait sur l’arène.
– Ce Snack a endommagé une canalisation à pattes nues ? s’étonne l’androïde.
– Il en serait peut-être capable. Mais non, c’était pas lui mais l’autre chose dans l’arène. Un des monstres de Zeisky. Je crois que c’était le truc le plus dangereux qui ait jamais mis les pattes dans l’arène.
– Nous voyons, acquiesce le robot. Et c’est courant d’avoir des nevians dans l’arène ?
– Non. Et il n’aurait même jamais du y être. Mais son propriétaire n’a pas lu la notice et a enfreint le règlement.
– Le règlement ? répète l’inconnu.
– Entre autres, les combats ne doivent opposer que des êtres organiques, explique Jumper.
– Mais il a été le champion malgré tout ?
– Officieusement, après le premier combat, où il a surpris tout le monde, Snack faisait la clôture : il affrontait le champion de la soirée.
– Et il n’a jamais perdu c’est ça ?
– Jamais, confirme Jumper. Même pas le combat où il devait être tué…
– Comment devait procéder la créature qui devait le tuer ?
– Avec du poison, de l’acide, des épines… et beaucoup d’orgueil, ironise le technicien.
– Bien. D’où venait ce nevian ?
– Il a été vendu par un contrebandier amateur qui l’a « récupéré » dans les « déchets » en orbite. C’était un retour.
– Le nevian était défectueux ? s’étonne le robot.
– Non, mais il n’a pas passé la douane de la Terre et a été renvoyé dans les colonies au hasard.
– Volé donc… », conclue l’inconnu qui semble réfléchir longuement.
Le murmure des systèmes de recyclage atmosphériques remplit rapidement le silence gênant qui s’établit. Le technicien repense au virus et se demande qui pourrait avoir les moyens de falsifier un certificat pour le piéger. Vu le peu d’information dont il dispose actuellement, c’est une opération à perte et les groupes capables d’action aussi dispendieuses ne sont pas si nombreuses. Il y a bien sûr les Icarens et peut être le Neo Control, mais passé ces éléments, il ne reste guère plus que les services de renseignements des corporations. Pourquoi Mars aurait un tel intérêt actif vis-à-vis de cette femme, une simple civile. Jumper réalise qu’il y a bien sûr son commanditaire, très probablement hors monde vu le chemin pris par ses messages. Mais ce dernier, comme les gens derrière ce robot, se contentait que de surveillance. Si les choses doivent prendre plus d’ampleur, le technicien doit se trouver une porte de sortie, sous peine de servir d’intermédiaire dans un conflit interplanétaire.
Au bout d’un moment, Jumper, lassé par l’attente, coupe l’inconnu dans ses réflexions : « C’est tout ? Tout ça juste pour un nevian ?
– Pas tout à fait. Maintenant que vous êtes visiblement libérés de vos précédents employeurs, nous aurons certainement quelques missions pour vous.
– Rémunérée ? tente le technicien.
– Possible, évite le robot.
– Dans quelle devise ? insiste l’homme.
– Nous verrons bien. Au revoir Jumper. », termine l’androïde qui se retourne et s’engouffre dans le dédale de coursives.
Jumper reste quelques instants et réfléchit : sa situation est peu enviable, mais il dispose encore de quelques cartes et s’il veut s’en sortir, il lui faut plus d’informations. Direction le dôme des services techniques pour reprendre sa rotation en espérant que rien d’important n’ait eu besoin de lui.
Arrivé dans l’atelier, sa collègue Kystal l’accueille d’un : « Ah te voila. On a eu un incident sur le recycleur 16-224.
– Oh, merde, réagit Jumper. Le superviseur va me défoncer…
– Tu n’avais pas l’air dans ton assiette et je t’ai recommandé de rentrer chez-toi. Monsieur Thok est sur place, le rassure sa collègue.
– Tu m’as tellement sauvé la mise…
– Écoute, va finir ton repos et si tes affaires continuent de te travailler comme ça, prends des vacances, lui conseille Kystal.
– Je…
– Allez-zou, t’es pas supposé être là ! le coupe-t-elle.
– Je te revaudrais ça, la remercie-t-il.
– C’est à Thok que tu dois quelques bières !
– Merci à vous deux. Je vais sérieusement réfléchir à ton conseil. J’ai vraiment besoin de vacances.
– Pas de soucis, allez, ouste ! », termine Kystal qui reprend ses tâches, supervisant l’essaim de robots qui assistent Thok à plusieurs centaines de mètres de là.
En entrant dans les services techniques, Jumper pensait être utile à la colonie. Assidu, il a finalement rejoint l’équipe centrale de la maintenance. Quelque temps après ça, Bill, un ancien pote d’études, a repris contact avec lui. Il avait des plans pour lui et la possibilité d’aider à faire briller Lunae. Ce qu’il n’avait pas dit dès le départ, c’est que c’était surtout les Phobos’ Heights qui étaient derrière lui et le temps que Jumper réagisse, il était devenu leur accès principal aux constructeurs universels de Lunae. Heureusement, sa position étant précieuse, l’ordre était de facturer très sévèrement l’accès. Mathew récupérait bien sûr une commission, mais le fait que toute la production devait passer par le chef de la cellule en limitait considérablement les abus. Le technicien a alors servi de fournisseur de pièces rares et illégales et est devenu quelqu’un d’incontournable chez les Phobos’ Heights de Lunae. Au fil des années, il s’est constitué un réseau de contacts conséquents et plus d’un lui doivent encore quelques services.
Avec Bill, ils étaient redevenus les deux meilleurs amis du monde, Bill dans qualité de créateur d’emmerde et Jumper de réponse à ces problèmes. L’épisode du nevian n’est d’ailleurs que le dernier d’une longue liste. Mais jusque-là Mathew n’était qu’un employeur. Avec Snack, Bill s’est considérablement rapproché de l’homme et est même devenu son garde du corps. À partir de ce moment, tout a commencé à prendre un nouveau ton : Bill l’écoutait encore moins et Jumper s’est retrouvé plus contraint par la situation qu’autre chose.
Et maintenant, il n’a plus de nouvelle de lui du tout. Le fait que ni Bill, ni Mathew n’aient été pris par les forces de sécurité montrent que son ami reste quand même un bon garde du corps. À défaut d’être un bon propriétaire. Tiens, est-ce que Snack a développé une rancœur contre lui depuis ? Bah, c’est un nevian : il n’est même pas sentient.
Arrivant à son appartement, le technicien s’installe sur son canapé et rempli une demande de congé. Il sera de nouveau aux allocations de base, mais ce n’est pas tant pour les crédits martiens qu’il avait choisi de rejoindre les services techniques. Pour la durée… Un mois sera très bien. Si la situation perdure plus longtemps, ce poste ne sera de toutes façons plus pertinent.
La demande remplie, il est temps de passer à la suite. Ouvrant l’espace virtuel des informations de la cité de Lunae, il recherche des indices dans les rapports officiels des forces de sécurités. Tiens, Zeisky a été appréhendée… par la commission d’enquête sur les usages des technologies du vivant. Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire pour s’attirer les foudres de la justicière et de cette commission ? Bah, peu importe. Jumper a toujours détesté cette femme pour son mépris du vivant.
Ah, une information intéressante : un robot de patrouille détourné a été saisi. Visiblement, une enquête a été diligentée par les forces de sécurité. Un audit des patrouilleurs automatisés de la cité a montré qu’il n’en manquait aucun et que ce robot n’est donc pas issu des forces de Lunae. Soit le rapport est honnête, soit quelqu’un a un moyen de contrôle sur les forces de sécurité. Dans ce second cas, ça élimine beaucoup de monde et les renseignements martiens prendraient immédiatement la tête des suspects.
Mais Jumper estime que la première possibilité reste le plus probable. Dans ce cas, l’emploi du robot par une force externe à Mars serait envisageable et si c’est la même faction… Ce serait très ennuyeux. Le technicien en repos veut s’en assurer.
Recherchant dans ses contacts, il trouve Samy Borland, une femme sympathique des forces de sécurité qu’il a déjà aidé dans le passé. Elle lui doit un service pour la falsification de l’historique de tir de son arme de service. Il lui envoie un simple message asynchrone : « Salut Samy, ça fait un bail. J’espère que tout se passe bien pour vous. J’ai vu que vous aviez mis la main sur un robot de patrouille piraté. Est-ce que tu aurais le certificat qui avait été utilisé ? La rumeur veut qu’il ait été envoyé par des hors mondes et j’aimerais y jeter un œil. Sympathiquement, Jumper. »
Le message envoyé, le technicien reprend les messages de l’anonyme qui le fait chanter et en extrait tous les certificats publics. Il est très peu probable que ces certificats soient les mêmes, il faudrait vraiment être un gland, mais si le petit malin derrière a généré tous ses certificats en une seule fois, il est très probable de pouvoir retrouver la séquence et de voir s’il est possible de trouver une correspondance.
Avec la collecte des messages, Jumper peut déjà dire qu’il y a au moins deux personnes derrière la faction. Les certificats envoyés à distances sont tous des clés de cent trente mille bits, tandis que ceux du robot de patrouille n’en comptent que la moitié. L’agent à distance doit être un sacré paranoïaque.
Samy a déjà répondu : « Salut Jumper. Il faut vraiment qu’on se voie autour d’une bière ou d’un whisky. Pour ton histoire de certificats, je vais relayer ta rumeur, mais je crois qu’on a déjà pris l’hypothèse en considération. Je ne suis pas sur l’affaire, mais je peux te dire qu’on ne sait pas d’où vient le robot. Le certificat est dans la base publique des personnes à appréhender, pour les chasseurs de primes et tout. Tu n’as qu’à te servir. À la prochaine Jumper ! Et soi prudent : on n’a vraiment aucune idée de qui sont ces types ! ».
Évidemment, il y a une pièce jointe, une photo de la femme en tenue anti-émeute. Sa façon à elle de lui rappeler que le coup à boire n’est pas qu’une suggestion. Jumper examine l’image et note la présence d’un bruit dans les bits de poids faible. Après extraction, il se retrouve avec une clé privée : le certificat extrait du robot ? C’est encore mieux que ce qu’il espérait. Il ne lui reste plus qu’à tester son hypothèse.
Il prend contact avec BigNum, un contact sur l’une des principales communautés de hackers de Mars. Il ne lui doit pas de service ou autre, mais il adore les énigmes. Lui transmettant les certificats, il lui explique : « Salut BigNum.
– Yo Jumper ! l’accueil le hacker.
– Je me demandais, ça t’intéresse un puzzle à base de certificats ?
– Mais toujours mec ! T’as quoi ce coup-ci ? s’enthousiasme le jeune homme.
– Des certificats qui font l’objet d’une enquête des forces de sécurités.
– Tu fais dans les primes maintenant ?
– Pas moi, mais un… un contact, esquive Jumper.
– Ok, envoie-moi ça on va regarder. », demande le hacker.
Le technicien lui envoie les précieux codes et le hacker commence à les autopsier promptement. La suite de la discussion s’avère particulièrement technique. Bien sûr, aucun des certificats ne correspond exactement au certificat privé du robot, il serait débile de réutiliser un certificat tel quel pour des opérations illégales. À part vouloir se faire chopper bien sûr.
En revanche, même si BigNum ne peut pas reconstruire la séquence de génération des certificats, après tout, ces clés reposent sur des nombres aléatoires générés par la mécanique quantique, il découvre un motif qui lui semble intéressant et BigNum continue ses explications : « Comme je te dis ! Les gars ont eu besoin de faire des certificats qui ressemblent à ceux des forces de sécurités : du coup, ils ont des contraintes énormes pour les générer. Il y a plein de moyen de le faire, et ils ont choisi le même moyen pour tous. En plus, je crois qu’ils ont réutilisé une même sous-clé pour économiser de la puissance de calcul. Ils ont dû refaire le certificat dans l’urgence. »
Oui, l’urgence impliquée par la prise du robot piraté par les forces de sécurités de Lunae.
« Après ça, je peux pas grand-chose de plus, mec, déplore BigNum. Je peux juste te dire que c’est très probablement les mêmes qui ont fait tous les certificats courts. Les longs par contre, aucune idée : ils sont propres et n’ont pas eu besoin de coller à quoi que ce soit. C’est inviolable. Désolé mec.
– C’est pas grave BigNum, t’as vraiment assuré. J’y vois un peu plus clair.
– T’as pas des ennuis dis ? s’inquiète le hacker.
– Non. Pas encore. », plaisante Jumper bien qu’il s’agisse d’un vrai mensonge.
Les deux échangent encore quelques mots puis BigNum se déconnecte pour bosser sur un autre défis. Jumper a beaucoup d’affection pour lui : à chaque fois qu’il a eu un problème d’ordre informatique, le hacker est venu à sa rescousse sans jamais demander le moindre paiement. Dans la communauté, BigNum est considéré comme un gars un peu étrange mais avec un grand cœur. Le technicien n’ira jamais contredire cette rumeur.
Maintenant, que Jumper y voit plus clair, il en ressort que sa situation n’est pas aussi désespérée qu’il n’y paraît. Les types qui le font chanter ne sont pas en ligue avec les forces de sécurités, ni avec les Phobos’ Heights.
Et ça, ça veut dire que Jumper sait avec qui s’allier si besoin.
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