Dans la pénombre de l’appartement, les deux agents reçoivent leurs instructions. Avec la décapitation de la cellule de Lunae et le coup de filet des forces de sécurité quelques jours auparavant, les Phobos’ Heights ne sont plus une menace dans la cité. Pour le moment. Orah se doute bien que ça va créer un grand vide que la nature des choses criminelles va tenter de combler. Mais pour les mois, voir les années, à venir, Lunae est libre de l’organisation criminelle.

En revanche, la decker redoute qu’on leur attribue la mort d’Émy, qui est survenue alors que Steeve était parti interroger un informateur. La surveillance et la protection de la jeune femme était initialement leur mission prioritaire.

De son côté, Steeve semble plus indécryptable que d’ordinaire. L’émissaire a porté le coup de grâce à l’organisation criminelle et semble s’être remis de sa défaite contre Le rasoir de sang. Lui non plus n’est pas encore certain des conclusions de leur hiérarchie sur l’affaire.

Le Cerveau, l’agent pluricéphale qui coordonne les services de renseignements, s’occupe lui-même de les mettre à jour sur la situation et de leur transmettre les ordres. L’être, si on peut le considérer comme tel, se présente avec un avatar constitué d’une simple silhouette humaine noire et sa voix artificielle mélange des tons saturés, masculins et féminins.

« Agents, les derniers renseignements que vous nous avez fournis, de même que l’élimination de la tête de la cellule ont considérablement changé les règles de l’engagement. Comme prévu, votre cible initiale a été prise pour cible par nos ennemis et bien que nous déplorions son accident, l’opération de représailles que vous avez organisée nous ont fournis des informations très précieuses.

Nous sommes désormais en mesure d’établir que les Phobos’ Heights étaient bien en affaires avec les Dragons de Neutrons, l’organisation terroriste qui semble encore en activité malgré tout. Et le fait qu’ils aient commandité un acte de vengeance montre qu’ils sont très certainement encore en lien avec des dissidents de l’ONU.

La capture des deux agents des Dragons de Neutrons est un élément inattendu qui nous a ouvert les portes de leurs activités dans le système martien. Nous avons pu établir avec certitude leur centre d’opération en orbite. Passé ce point, les renseignements laissent la main aux Forces armées de Mars qui investissent leur vaisseau en ce moment même.

La mission est un succès agents. Vous serez redéployé dans quelques jours, pour le moment nous vous demandons de préparer vos changelins et l’extraction du matériel.

Avez-vous des questions ou des remarques ? »

Tiraillée, Orah prend la parole : « Nous souhaiterions mener une dernière enquête dans cette affaire : les événements récents ont mis en évidence l’autonomie d’agents réputés non sentients et nous n’avons pas encore pu établir clairement leur allégeance.

— Pouvez-vous préciser la nature de ces agents ? demande le cerveau.

— Ce sont des nevians, des hyper-hybrides fabriqués par une société de Suan, explique Orah.

— Si vous pensez que cette piste puisse être fertile, nous vous accordons quelques jours pour approfondir votre enquête. Tenez-vous toutefois prêts pour l’extraction, si les Forces armées retirent de nouvelles informations au cours des prochains interrogatoires, vous pourriez être redéployé prioritairement. », autorise-t-il.

Même au sein des services de renseignements, Le Cerveau n’a pas une bonne réputation. Semblant ne considérer ses agents que comme une simple ressource, on lui attribue un caractère froid et inhumain. Mais force est de constater qu’il gère efficacement ses équipes et plus d’une mission a tiré son succès de l’attribution des bonnes ressources. Ce n’est pas un cadeau s’il leur permet de continuer sur la piste des nevians, c’est qu’il juge bon de le faire.

« Je vais remballer les enveloppes inutiles pour la suite. », annonce Steeve.

Se tenir prêts pour l’extraction demande de ranger une bonne partie du matériel dès maintenant. C’est toujours un moment particulier, avec parfois un peu de nostalgie et de mélancolie. À force d’endosser une couverture, on s’y habitue et le persona apparent transpire toujours un peu sur les agents. Curieusement, alors qu’il change d’enveloppe comme de chemise, Steeve y est souvent le plus sensible des deux. Orah se demande si la connexion permanente à la matrice et la vérification régulière de ses alertes ne lui rendent pas la tâche plus artificielle et donc plus détachée.

« D’accord, je vais voir si je ne trouve pas plus d’infos sur nos amis à fourrure. », indique Orah qui se reconnecte au réseau.

Avec la surveillance et l’enquête sur la cellule de Lunae, ses recherches précédentes sur les nevians n’avaient pas été très loin : les informations publicitaires et des témoignages de clients majoritairement très satisfaits. En apparence ces créatures sont d’incroyables assistants domestiques conçus pour prendre soin de la maison avec un accent tout particulier sur les enfants, ce qui explique leur aspect mignon particulièrement développé. Destinés à une cible terrienne, ils sont aussi conçus pour accompagner des nouveaux venus dans l’environnement nouveau des colonies.

Au niveau matériel, à part qu’il s’agit « d’une technologie hyper-hybride novatrice » on n’a pas grand-chose. « Pas de capacité de reproductrice », comme le déplore un client qui ne semble pas avoir trouvé son compte dans ce produit et qui le déconseille aux… passons.

Pour le logiciel, on a simplement le droit à une « intelligence artificielle Wolfa entraînée spécialement pour vous assister ». Une note dans la foire aux questions précise très clairement que les nevians ne sont pas sentients bien que leurs propriétaires puissent projeter leurs attentes dessus et leur attribuer ce caractère façon erroné.

Creusant plus, Orah découvre un message « nevian break down » d’une certaine Datech sur une communauté de hacker de Titan : « Ça y est. J’ai reçu le mien.

Alors, histoire de passer cette question rapidement : oui ! Ils sont bien aussi « cute » que leurs avatars virtuels ! Et ils sont doux… Vous imaginez pas.

J’ai appelé le mien Hoff, il a des oreilles de chat, le pelage clair légèrement rôsé et des yeux bleus. Il n’y a pas vraiment d’autre personnalisation. Vous pouvez lui définir un genre, par défaut c’est un they. Ça ne change rien en vrai.

J’ai évidemment commencé par un petit scan. Il n’y a pas à dire, c’est bien de l’hyper-hybride. Les seuls éléments purement cybernétiques sont leurs deux batteries à antimatière, un petit noyau de sauvegarde (quelle confiance dans leurs clients…) et leurs antennes radio camouflées dans la « doublure » de leurs oreilles. Je n’ai encore jamais vu un truc aussi bien intégré. Je ne sais pas qui sont les génies qui les ont conçus, mais je leur tire mon chapeau !

Les tissus sont bien vivants et leur système circulatoire n’a pas de cœur… oui, ils ont des veines et tout, mais c’est des petits cils et des contractions artérielles qui font bouger le sang. Comme une grande partie de l’énergie de leurs cellules provient directement des batteries, ils n’ont pas besoin d’un débit sanguin très élevé, à des lieux d’un humain en gros.

Au niveau autonomie, c’est assez compliqué : ils arrivent à capter le réseau de transport aérien donc mes tests sont biaisés, mais à première vue, ils ont pour plus de cinq jours d’autonomie avec une utilisation normale. Mais c’est des hyper-hybrides, ça mange donc.

Pour la nourriture, ils ont besoin d’un nutrigel spécial mais pas exceptionnel non plus. Enfin pour des hyper-hybrides, parce que si vous êtes organique et que vous bouffez des nanites, arrêtez ! Blague à part, on y retrouve les acides aminés protéiformes habituels, du glucose, de l’eau, et, donc des nanites standards. Il n’y a même pas de marqueur propriétaire dedans : la schématique est publique et vous pouvez le faire avec votre propre synthétiseur. (Enfin, même, monsieur tout le monde peut le faire.)

Les performances. On connaissait déjà la puissance des muscles hyper-hybrides et aucune surprise de côté là. Ça fait bizarre de se dire que ce petit ange d’un mètre de haut peut soulever un poids d’un peu plus de mille-cinq cent newtons, mais ils sont assez précis et sensibles pour ne pas le laisser paraître.

Alors, on le savait : ils sont petits. Et ils ont des petites mains avec quatre doigts (et pas d’ongles : p). Au début, je me suis demandé s’ils arriveraient à tenir ne serait-ce qu’un verre à whisky d’une seule main. Oui ils y arrivent, mais ils trichent. Ils ont un revêtement gecko (je savais pas qu’ils le faisaient en hyper-hybride ça, mais vu que ça existe en organique, il n’y a pas de raison). Et ils en ont aussi aux pieds, pour ceux qui se demanderaient encore s’ils peuvent marcher au plafond.

Au niveau contrôle, j’ai pas eu le temps de tester plus loin, mais il a des réflexes plus précis et rapide que moi. J’ai pris une de ces raclées au ping-pong…

Maintenant la question que tout le monde ici se demande (à part la cuteness) : il vaut quoi le logiciel ?

Alors, je ne saurais pas dire : le noyau est visiblement du Wolfa en quasi-sentient. Ils ont remplacé toutes les références au patron d’origine par la chaîne « nevian », mais ça sent le recyclage. L’intelligence artificielle est suffisamment bien intégrée pour remplir sa fonction, mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impression qu’ils ont pris un modèle prévu pour autre chose de bien plus gros et qu’ils l’ont entraîné pour ses fonctions. Je veux dire : ils ont même une exomémoire hébergée sur les caches de SolNet : à quoi ça peut bien leur servir !

Ah et faites pas les cons : c’est mignon mais ça a une glace récente donc faites pas comme moi, n’y allez pas avec la fleur au fusil. Armez votre meilleur brise-glace et préparez-vous à lutter. OK, j’exagère un peu, c’est pas non plus démentiel si vous avez accès au hardware. Mais si vous voulez le pirater via le réseau, laissez tomber par contre : ils ont un système de génération de latence qui rend l’analyse de la glace très chiante. Ils se vantent pas d’avoir un système sécurisé pour rien : rappelez-vous qu’ils les filent aux gamins.

Bon, je m’étale un peu alors je vais essayer de faire une synthèse courte : un matériel exceptionnel avec un logiciel surdimensionné mais assemblé au chausse-pied. Je sais pas encore ce que je vais pouvoir en faire, mais je sens que ça va être l’éclate.

Juste faire attention à ne pas le briquer, ce serait con. »

Orah, réexamine le message plusieurs fois et, elle doit bien l’avouer, la synthèse en conclusion lui semble malheureusement appropriée. Continuant ses recherches sur cette communauté, elle trouve un autre sujet qui s’intitule : « Pourquoi se servir d’un nevian comme enveloppe est une mauvaise idée – l’embodiment et moi. ».

La decker l’ouvre : « Vous vous souvenez de ce projet à la con ? Je l’ai fait et je viens de passer cinq heures subjectives dans un de ces petits monstres. Si vous êtes un minimum sujet au mal de l’embodiement, vraiment, vraiment, ne le faites pas !

Le système tourne sur un processeur hyper-hybride, distribué donc, qui dispose d’une mémoire de presque vingt exaoctets, de quoi maintenir deux émulations humaine et demi. Tranquille.

En termes d’opération par seconde, on tape dans les trente millions de milliards d’opérations par secondes. Ouais, je pense que vous commencez à avoir une idée du problème.

Il n’y a pas de logiciel de portable d’enveloppe pour les enveloppes nevian. Et c’est pas près d’arriver. Elmetech Philoganics n’en veut visiblement pas et c’est bien dit dans la FAQ. J’imagine bien la terreur pour un parent si des gens pouvaient se faire passer pour un gentil assistant comme celui qu’ils ont à la maison… Donc là, il a fallu le faire à la main.

Et ça s’est pas bien passé. Les nevians ont un facteur temporel de conscience bien plus petit que celui de la réaction de leurs muscles. Inutile de dire que j’ai trouvé le temps super long avant de pouvoir appuyer sur l’interface et m’éjecter. Sans compter que leur système sensoriel est vraiment trippy. Ça fait, déjà une dizaine d’heures que j’en suis sorti et j’ai toujours l’impression de pouvoir entendre les infrarouges. Ouais, je sais, c’est pas des sons.

Bref, idée à la con, résultat à la con. »

Après cette amusante lecture, qui donne une idée de l’origine des capacités martiales de Snack, Orah n’a qu’une envie : savoir si Steeve supportait une telle expérience. Le voici d’ailleurs qui revient, un peu maussade.

« Alors du neuf, demande-t-il.

— Oui et non : disons que cette charmante hackeuse résume bien l’affaire.

— Elle en dit quoi ? s’intéresse l’émissaire.

— « Un matériel exceptionnel avec un logiciel surdimensionné mais assemblé au chausse-pied. »

— Sympa la critique.

— Ouais, mais il y a un truc qui m’inquiète en fait, précise Orah.

— Quoi donc ?

— Si je te dis Wolfa quasi-sentient, tu réponds quoi ?

— Je ne sais pas… Non comestible ? plaisante Steeve.

— Alors oui, c’est juste, hésite Orah. Mais les Wolfa sont surtout connues pour leur dérive logicielle.

— C’est grave ça ? doute l’homme.

— Pour une IA de recherche non, confirme Orah. Ça favorise l’extension du champ explorable. Mais pour une version quasi-sentiente, ça veut dire que sans maintenance…

— Elle ne le reste pas « quasi » indéfiniment, complète Steve qui a compris.

— Maintenant, j’ai vraiment envie d’aller rendre une visite au constructeur. Si des nevians peuvent devenir sentients spontanément, ils ne peuvent pas l’ignorer.

— Ça tombe bien, j’ai bien envie de voyager un peu. », appuis l’émissaire.

Les conclusions d’Orah sont trop claires pour que ce soit aussi simple : les nevians ont été lancés fin 2090. Il y en a presque deux milles en circulation. En trois ans, il devrait y avoir déjà des dizaines de nevian sentients. Pourtant personne n’a encore soulevé le problème publiquement.

Est-ce qu’il existerait une communauté de nevians invisible ?