Emotions

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  • “Le faut-il vraiment ? Monsieur Galli, je veux dire, n’est-ce pas à la limite de ce que peut faire l’Homme ? Ne contournons-nous pas par là l’oeuvre de -
  • Assez de vos jérémiades. Par ailleurs, il n’y a pas de Dieu ici, ni quoique ce soit de plus puissant que l’Homme. Regardez autour de vous, y voyez-vous sérieusement l'œuvre de quelque chose d’autre que nous ?”

Le regard de son assistant parcourut la pièce où ils se trouvaient ; non, rien ne montrait autre chose que l’Homme.

  • “Alors, parlez, reprit Galli, que voyez-vous ? Que voyez-vous !? Répondez-moi !
  • Rien, je ne vois rien d’autre que notre œuvre.
  • Dites qu’il n’y a aucun Dieu ici.
  • Non, je ne le peux pas, je ne le peux pas.
  • Je ne vous en donne pas le choix, Eric, dites-le, répéta l’homme, menaçant, en approchant son visage de celui de l’autre.”

Eric Lefrançois, désormais terrifié, se raidit, déglutit et se racla la gorge avant de prononcer ces mots :

  • “Il n’y a aucun Dieu ici auquel je crois.”

Galli sembla satisfait, savourant sa petite victoire. C’était un homme avec un parcours et une vie relativement étranges. Il a tout d’abord été ingénieur agronome dans le Sud de la France, il a su devenir expert en image publique et député quelques dizaines d’années auparavant grâce à sa verve et à ses capacités intellectuelles extraordinaires. Personne ne connaissait réellement son âge, c’était un secret bien gardé, il avait vu s’éteindre tous ses amis et ses contemporains. Il était le seul survivant d’une génération qui ne se retrouvait plus que dans l’histoire. Les compétences d’Edouard Gomez Galli dépassaient les questions aussi futiles que son extraordinaire longévité. En 2073, il avait été nommé directeur de recherche dans son laboratoire en neurobiologie. Il n’avait pas le temps pour l’échec.

  • “Bien, bien. Lancez le processus et revenez me voir une fois que tout sera prêt.”

Le sujet 138 était une femme d’une vingtaine d’années, grande, blonde, aveugle et avec la main droite brûlée. Quelques années plus tôt, elle s’était brûlée en tentant de mettre fin à ses jours. Elle était très instable et ne se maîtrisait pas. Rien ne prédisait ce qu’elle allait devenir, son esprit s’était perdu dans les méandres de la folie à une vitesse fulgurante. Comme pris de panique dans le labyrinthe de son âme.

Elle se trouvait dans une pièce confortable, le sol sous ses pieds nus était d’une douceur qui lui rappelait le bleu du ciel en été; le lit était le seul nuage moutonneux. Un petit bureau en bois patiné était comme la balançoire au fond du jardin, catalyseur des souvenirs de son enfance. Toute cette scène de son esprit lui rappela un poème qu’elle avait lu un soir sur cette balançoire :

Par les soirs bleus d’été j’irai dans les sentiers,

Picoté par les blés, fouler l’herbe menue:

Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds

Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, ne penserai rien:

Mais l’amour infini me montera dans l’âme

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la Nature, - heureux comme avec une femme.

Doucement, cette paix de l’âme la quitte, laissant place à l'obscurité dans laquelle elle était plongée depuis longtemps et dans la pièce résonna un hurlement strident.

Derrière la porte où une pancarte informait : “138, volontaire”, se tenait Eric accompagné de trois personnes : une pour l’injection du traitement et deux gros bras dans le cas où le cas 138 poserait quelques complications. Ce n’était pas la première fois qu’ils testaient le sérum, en atteste le numéro du sujet, mais c’était la première fois qu’ils testaient cette version, normalement la plus performante. Il leur était impossible de le tester sur des souris car le traitement impliquait plus que le corps.

Une fois la jeune femme calmée, Eric commanda le début du protocole. Tout se passa dans un calme exquis, il n’y eut aucun accrochage et les seuls bruits étaient les frottements des blouses et les instructions chuchotées. Dans un état proche de la catatonie, le sujet ne sentit même pas la piqûre de l’aiguille s’enfonçant à la base de sa nuque.

Ce sérum était issu de la recherche acharnée de Galli, depuis qu’il avait remarqué que les gens étaient affectés par leurs émotions à des moments indésirables, il a cherché un moyen efficace de supprimer ces états d’âme. Il avait découvert dans la plante tout à fait commune qu’est le muguet une toxine qui, associée à une solution aussi simple qu’une solution saline concentrée à 30% de NaCl, permettait de cibler et de boucher les synapses responsables des émotions. Ces synapses ont été identifiés en 2058 par Galli et quelques collègues lors de ses débuts sur l’étude des émotions.

Le laboratoire avait tout d’abord rejeté la proposition du vieil homme, considérant cette recherche comme assez peu éthique. Il a ensuite trouvé les mots percutants, soulignant par exemple ses capacités et son importance au sein du laboratoire, pour convaincre ses supérieurs et lancer son projet qui était destiné à améliorer les personnes qui le souhaiteraient.

Je sors de ma rêverie, dans le grenier, je n’ai pas pu voir que la nuit était tombée. La chaleur sous le toit n’a pas varié et j’étais plongé dans le livre d’Alexandre Dumas. Armand était en train d’attendre Marguerite au théâtre quand j’ai levé les yeux ; j’ai ensuite passé quelques minutes à penser à Amélia. Cette femme représente tout ce qui compte à mes yeux. Elle représente tout. Mon tout. Sa douceur, sa tranquillité, son intelligence. Tout.

Je descends du grenier pour trouver le petit jardin baigné dans la douce obscurité de la nuit, à peine rehaussée de la lumière blafarde de la demi-Lune. Les bruits de l’été m’enveloppent à la manière d’un voile. La voie lactée est comme une traînée de poussière lumineuse dans le ciel, éparpillée d’est en ouest. Aucune lumière ne sort de la maison, en dehors de la nature, il n’y a aucun bruit. Plus aucune voiture ne passe désormais, encore une mesure prise pour protéger l’environnement. Plus d’électricité à part pour le terminal familial. Cela a du bon au fond mais ce qu’on y a perdu est tout de même important. Comment pouvons-nous entretenir des relations en dehors de celles que l’on a à proximité alors que pendant des décennies, nous avions tout fait pour les rendre plus faciles, plus palpables et plus rapides ? Il faut du temps pour nous adapter à un nouveau mode de communication. Cela a été si brutal.

Amélia doit être en train de dormir à cette heure-ci, la Lune indique environ minuit. Je vais en profiter pour faire un tour autour de la maison. Arrivé au grand portail, je prends la route vers l’ouest, des mûriers bordent la route et grimpent le long des poteaux électriques en béton mêlés au lierre grimpant. Leurs feuilles brillantes reflétant la reine de la nuit, comme quelques gouttes de mercure tombées du ciel par mégarde. De petites bêtes courent dans le champ, au loin, une chouette hulule, sûrement dans le bois à quelques pas de la maison. J’y ai posé un piège à faisan, il faudra que je pense à le ramasser.

Sous mes pieds, le sol est encore chaud de la journée ardente qui vient de passer. Des scarabées traversent la route, la faisant parfois scintiller de vert.

Après avoir marché quelques mètres, je m’assois sous les petits chênes autour desquels mes frères avaient l’habitude de jouer quand ils étaient petits. Maintenant, ils travaillent en ville, loin de tout ça, dans un laboratoire dont ils ne peuvent même pas parler. Mes parents, eux, ont été arrêtés car ils ont protesté lors de la saisie des livres. Ils n’ont pu en sauver qu’un seul, celui que je lisais cet après-midi. Peu de temps après, en mai, j’ai reçu une lettre venant du « camp de réhabilitation à la société » dans lequel ils ont été enfermés, pensant avoir de leur nouvelles et dans un élan de joie – si tant est possible dans cette situation – j’ai déchiré l’enveloppe, pour lire :

« Bonjour monsieur Lefrançois,

Nous sommes dans le regret de vous annoncer que vos parents ont été exécutés le 19/02 pour troubles répétés et refus d’obtempérer.

Cordialement,

Frédérique Kraüner,

Responsable du camp de réhabilitation à la société du sud-sud-ouest »

En lisant ces quelques mots, j’ai eu l’impression de recevoir tout le malheur du monde. Sans m’en rendre compte premièrement, j’ai hurlé tout l’air que mes poumons renfermaient en m’écroulant sur les graviers de la cour. Rien que de me remémorer ce moment, deux grosses larmes tombent de mes yeux pour s’écraser sur mon torse nu. Ce jour-là, j’ai cessé d’exister pendant une très longue période. J’ai arrêté de me nourrir, je n’ai prononcé aucun mot, je ne pensais plus à rien. Mes frères m’ont maintenu en vie malgré moi et j’ai honte de ça car c’était mon rôle, pas le leur. Une fois que j’étais sorti de ma torpeur, mes frères m’ont quitté, me promettant de repasser autant que possible, et de me donner souvent de leurs nouvelles. La maison m’est revenue, je m’en suis occupé, je me suis occupé des animaux, du jardin, des alentours. J’ai rencontré Amélia peu de temps après, son père possédait les terres tout autour de la maison, il s’est suicidé après l’expropriation par l’état de toutes les terres qu’il possédait. A nous deux, nous avons construit un début de famille mais nous n'aurons jamais d’enfant car nous n’avons pas un statut assez élevé pour en avoir le droit. S’il nous venait à l’esprit de braver l’interdit, l’enfant serait éliminé et nous de même. Encore une fois pour l’environnement.

Il est temps que je rentre.

Eric relut une dernière fois la lettre qui était adressée à son supérieur. Elle venait du premier ministre en personne. Il savait que tout cela allait mal tourner et il se dit qu’il aurait dû s’y opposer ou du moins ne pas y participer. Ce qui l’a poussé à accepter était la terreur que lui inspirait Monsieur Galli mais cette lettre l’a convaincu d’agir contre ce projet même si cela devait lui coûter la vie.

Décidé, il réfléchit à la meilleure méthode à adopter mais avant cela, il fallait qu’il dépose le document dans le bureau du directeur.

Une fois sa tâche accomplie, il se dirigea vers le sien en passant devant les nombreuses salles d’observation, de tests et de recherche. Quelques cris résonnaient, étouffés par les murs épais. Le couloir lui sembla plus long que toutes les fois où il l’avait arpenté courant à demi pour suivre les opérations. Aussi long qu’un couloir de la mort, ce qui au fond l’est.

porte de son bureau fermée, il resta debout pendant une dizaine de minutes, réfléchissant à la monstruosité de ce qu’il se passait sous ses yeux, grâce à lui. Ses pensées se bousculaient et devenaient absurdes, que fallait-il faire ? Aller trop vite serait une erreur, il ne pouvait pas mettre le feu au laboratoire car les systèmes d’extinction d’incendie étaient beaucoup trop performants, il fallait aussi oublier l’idée de mettre le feu seulements aux documents de Galli car il savait qu’outre ses nombreuses copies disséminées dans plusieurs coffres, il avait toutes les procédures en tête. Qui plus est, il saurait tôt ou tard qui avait tenté de détruire son projet et Eric serait mort en vain car il ne pensait pas que Galli se contenterait de lui donner une petite tape dans le dos en lui disant que ce n’était pas bien et qu’il ne fallait pas recommencer.

S’allier à quelqu’un du labo était tout aussi suicidaire, personne ne serait assez courageux pour risquer sa vie sur les dires de l’assistant du directeur. Pire, ils penseraient qu’il essayait de prendre la place du chef. Ou même pire encore : ils admiraient Galli, ils étaient fascinés devant tant de puissance et d’intelligence.

Soudain, il eut une illumination : il pouvait prendre un jour de congé pour aller voir son frère qui habitait au milieu de nulle part et lui raconter tout ce qu’il se passait. Mais en faisant cela, il risquerait la peau de son frère le jour où tout éclatera au grand jour. Il devait le faire seul, aller voir les journaux qui arrivaient encore à être indépendants et tout leur raconter et leur dire de répandre l’information le plus vite possible. Que le monde se révolte face à une telle horreur.

Alors que je suis attablé avec Amélia, un trot de cheval m’interpelle. Il doit être 21h et nous n’attendions personne. Inquiet que se soit des pilleurs, je demande à Amélia de fermer toutes les ouvertures et de monter se cacher.

Je décroche le fusil de chasse au-dessus de la cheminée pour aller accueillir le visiteur impromptu. Derrière la porte ne se tenait pas un pilleur mais mon frère Eric, je le fais donc entrer et monte chercher Amélia. Un couvert de plus est installé et nous continuons le repas.

  • “Mon frère, je ne t’attendais pas, est-ce qu’il y a quelque chose de particulier ? Normalement, tu me fais savoir à l’avance tes visites pour que je puisse trouver de quoi manger sérieusement.
  • Non, il n’y a rien, je vais juste voir mon frère et sa femme pour faire une pause dans mon travail. Cette perdrix est délicieuse Amélia.
  • Merci, Camille l’a trouvée hier dans le jardin.
  • Oui, je l’ai prise dans le piège qu’il y a juste derrière le figuier, je l’ai trouvée bien dodue. Depuis quelques jours, j’entends un sanglier remuer les champs à côté, j’espère le partager un jour avec toi.
  • Je partirai après le repas, j’ai réservé une chambre dans un hôtel qui est assez loin. Et je retourne au travail demain.
  • D’accord, il y a des gâteaux dans la cuisine si tu en veux pour la route.
  • C’est très gentil, merci beaucoup.”

Eric agit de manière étrange, il reste normalement au moins une nuit et nous prévient avant. Peut-être a-t-il une mission pour son travail, je ne sais pas.

Comme il nous l’avait dit, il part directement après avoir fini son assiette en laissant les gâteaux sur la table de la cuisine.

Une fois assez loin de la maison chaleureuse, il mit son cheval au galop afin d’atteindre la ville bien avant l’aube. Il lui fallait arriver aux alentours de 4h du matin afin de voir ses confidences publiées le jour même.

Un matin, une semaine environ après la visite de son frère, Camille reçut la visite d’un voisin. Il tenait dans sa main le chiffon du coin.

  • “Monsieur Lefrançois, lisez le titre.”

“Le gouvernement veut contrôler notre cerveau pour que nous travaillons plus”

  • “Eh bien ? C’est un journal qui ne vaut rien, que voulez-vous que j’y lise de plus que les idioties habituelles ?
  • C’est un témoignage de votre frère, les gens se révoltent, il faut faire de même si nous tenons à notre liberté.”

Après avoir lu l’entièreté de l’article, Camille comprit le comportement étrange qu’avait eu Eric la dernière fois, il aurait dû le serrer plus fort dans ses bras. Il avait perdu une nouvelle personne à cause d’un gouvernement qui ne savait plus les limites du raisonnable et comptait rendre obligatoire un traitement qui devait supprimer d’une manière absolue et irréversible toute trace d’émotion. La seule raison étant de ne plus avoir à les prendre en compte pendant le travail.

Il fallait que cela cesse. Ce sont les mots que pensa Camille en prenant son fusil et ses cartouches.

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