Comptabilité
Orville Phipps s’installa devant son ordinateur à huit heures et demie, comme chaque matin. Il était arrivé un quart d’heure auparavant, avait garé sa Ford sur sa place réservée, salué Martha, assise à l’accueil, puis Arthur et Richard, ses collègues, avant de se servir un café noir, de trier son courrier et de se mettre au travail. Orville était comptable depuis trente-deux ans. Les budgets, les pourcentages, les coefficients, les bilans, les primes, les mensualités, les échelonnements formaient la trame de sa vie professionnelle. D’aussi loin qu’il s’en souvînt, Orville avait toujours aimé calculer, additionner, soustraire, reporter et dresser de beaux tableaux bien ordonnés. Cette passion l’avait saisi dès son premier cours de mathématiques et ne l’avait plus quitté. Il avait réalisé son rêve d’enfant : il en avait fait sa profession, vivant pour les chiffres, par les chiffres, entre sa calculatrice et ses dossiers. D’aucuns auraient jugé cette perspective peu exaltante. Orville, lui, aimait son métier comme au premier jour, avec une sincérité presque naïve. Il avait étudié la comptabilité de façon sérieuse et appliquée, décrochant les meilleures notes de sa promotion, une mention « magna cum laude » et les félicitations de ses professeurs. Ses parents et à sa famille s’étaient montrés fiers de lui. Il n’avait guère eu à chercher longtemps un emploi. Deux semaines après l’obtention de son diplôme, il débutait à la N.I.S., la Nebraska Insurance Services, compagnie d’assurances possédant une dizaine d’agences dans tout l’état, dont deux à Omaha. Il avait alors vingt-et-un ans. Il en avait à présent cinquante-trois.
M. Lester arriva peu avant neuf heures. Il salua ses collaborateurs, puis gagna son bureau dont il laissa la porte entrouverte. Barry Lester était le directeur général de la succursale de la N.I.S. située boulevard John Galt et par conséquent, le supérieur hiérarchique d’Orville. Toujours habillé d’un costume deux-pièces sombre, d’une chemise blanche et d’une cravate accordée, il incarnait une direction humaine et ferme. Orville appréciait sa politesse, son style tout en retenue, son autorité qui n’était pas de l’autoritarisme, sa gestion scrupuleuse des assurances et son professionnalisme jamais en défaut. Orville avait éprouvé de l’angoisse à son arrivée, après que son prédécesseur, M. Jackson, eût pris sa retraite. Par nature, il ne prisait guère le changement, encore moins les inconnus. M. Lester avait dissipé ses craintes en une journée, trouvant le ton et les mots justes pour le rassurer. Les affaires se poursuivraient dans la perspective tracée par M. Jackson, avec un lot raisonnable d’innovations autant technologiques qu’humaines. Par exemple, M. Lester avait instauré une heure hebdomadaire d’entretien individuel avec chaque employé. Ceux-ci s’installaient sur la chaise lui faisant face et lui proposaient leurs idées d’amélioration, lui confiaient leurs doutes, émettaient critiques et suggestions. M. Lester prenait note en silence, hochant régulièrement la tête, et donnait bonne suite aux remarques formulées. Son agence formait ainsi un cadre dont son personnel était satisfait.
Arthur et Richard, en tant qu’agents d’assurance, examinaient les contrats, les demandes, les plaintes, les remboursements et en effectuaient le suivi nécessaire. Orville, lui, à titre de comptable, dressait les comptes et bilans individuels et collectifs. Il était également responsable de la comptabilité interne de l’office. Il n’avait aucun contact direct avec les clients, ce qui le soulageait beaucoup. Les clients s’avéraient le véritable point noir de sa vie professionnelle. Il les redoutait et les fuyait avec une énergie constante. La N.I.S. fournissait des assurances automobile standard, des contrats banals, mais sérieux, ne laissant aucune place à la surprise. En cas d’accidents, la N.I.S. mandatait des experts, Arthur et Richard réceptionnaient leurs conclusions, déterminaient si le client avait droit à un remboursement. Orville calculait les montants. M. Lester conférait son approbation finale. Hélas, plus le temps passait, plus le nombre des clients mécontents augmentait. Orville y voyait là un signe fort des changements sociétaux à l’œuvre. Avant, les citoyens reconnaissaient l’expertise des assureurs. Aujourd’hui, ils la contestaient. Pire encore, ils se déplaçaient à l’agence, récriminaient, hurlaient, insultaient. Martha avait dû, ces trois dernières années, appeler le poste de police avec une régularité affligeante, certains clients s’avérant physiquement menaçants. La patrouille arrivait avec célérité, embarquait les énergumènes, le calme revenait. Cette violence perturbait fort Orville, âme paisible attachée à sa sérénité. Il comptait donc les mois le séparant de la pension, moment béni où il serait délivré de ces déplaisantes interactions sociales.
Un malaise saisit Orville quand il aperçut du coin de l’œil Crystal Milligan entrer dans l’agence. Âgée de cinquante-deux ans, couronnée d’une crinière peroxydée et vêtue d’un jogging aux imprimés léopard roses, Crystal Milligan affichait une mine dangereusement renfrognée. Elle avait eu, trois mois plus tôt, un accident au volant de sa Chevrolet. Selon la police et l’expert, elle avait refusé la priorité à un véhicule qui l’avait donc emboutie. Mais Crystal Milligan prétendait être dans son plein droit. La lettre signée par M. Lester lui annonçant que la N.I.S. ne lui rembourserait aucun de ses frais l’avait transformée en démon déchaîné et écumant. Elle avait envahi l’agence, vomi sa colère et son mépris sur Martha, puis sur M. Lester, malgré les tentatives de ce dernier pour l’apaiser. Il l’avait conduite dans son bureau, où elle avait poursuivi son cinéma. Elle était repartie, furieuse et insatisfaite, était revenue à deux reprises, dans l’espoir insensé de renverser le verdict avec ses invectives et ses menaces, en pure perte. Il fallait être bouché et entêté comme Crystal Milligan pour ne pas comprendre l’impasse de la situation. M. Lester avait mené une discrète enquête à son sujet. Orville en avait lu les conclusions d’un œil effaré. Crystal Milligan exerçait la profession de coiffeuse, demeurait célibataire à l’état civil et interprétait le Code de la route d’une façon belliqueuse. Elle accumulait les amendes pour excès de vitesse, stationnements illicites, injures aux forces de l’ordre, insubordination et autres joyeusetés. Elle avait terminé à plusieurs reprises derrière les barreaux et son permis de conduire lui avait été retiré deux fois. Elle avait été exclue par ses compagnies d’assurance précédentes, puis avait échoué à la N.I.S. Au vu de son passif, son contrat avait été rédigé en des termes sévères et sa prime, portée au plus haut malus. Elle l’avait malgré tout signé.
En cet instant, Orville aurait donné sa vie pour remonter dans le temps et empêcher Crystal Milligan d’apposer sa signature au bas de l’acte. Il maudit sa pusillanimité et se dissimula sans courage derrière son ordinateur. Il adressa au ciel une prière en faveur de M. Lester, que celui-ci résolve enfin cette pénible affaire et qu’ils les débarrassent de cette cliente impossible. Crystal Milligan, de son côté, déversait sa frustration sur Martha. M. Lester sortit de son bureau et entama un dialogue de sourds avec elle. Ses tentatives pour la calmer s’avérèrent un échec. Au contraire, elle s’énerva plus encore. Orville vit l’inévitable se produire. M. Lester perdit patience. Il demanda à Martha de téléphoner à la police pour qu’elle vienne expulser l’impétrante. Orville n’eut pas le loisir de s’en réjouir. Crystal Milligan sortit un revolver de son sac à main et avec une précision stupéfiante, logea une balle dans la tête de M. Lester. Il y eut une explosion de sang et de cervelle dans la pièce. Martha hurla de terreur. Crystal Milligan l’abattit froidement à son tour. Arthur et Richard se levèrent pour désarmer l’agresseur. Elle les descendit un à un. Orville demeura pétrifié sur sa chaise. Il était la proie d’une panique indicible qui l’empêchait d’agir et de penser. Crystal Milligan s’approcha, tendit son revolver dans sa direction et appuya une cinquième fois sur la gâchette. La dernière image qu’emporta Orville dans la mort fut celle de son visage déformé par la haine et la chirurgie esthétique.
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