L'après-midi, on a cours de musique. Ce que je déteste dans cette matière, c'est qu'on doit y chanter devant toute la classe des chansons démodées. La honte ! Je m'installe donc au fond de la salle, comme d'habitude. La nouvelle, de son côté, s'assied à une place libre parmi les premiers rangs de la classe. Une sourde dans un cours de musique, quelle ironie ! C'est le monde à l'envers !

La prof commence par lui donner une copie de la chanson qu'on étudie pour qu'elle puisse suivre la leçon. Ensuite, elle demande :

- Bien, y a-t-il un volontaire pour commencer à chanter les paroles que je vous ai demandé d'apprendre ?

Une fille de la classe passionnée par le chant lève la main. C'est ainsi que, un à un, les élèves passent devant le tableau pour chanter. Cependant, je ne les écoute pas. Je tourne ma tête vers la fenêtre qui se trouve à ma gauche et fixe le ciel, ses nuages blancs et les quelques pigeons qui volent près de l'établissement.

Au bout d'un moment, j'entends la prof m'appeler :

- Alex ! C'est à ton tour, maintenant.

Je la regarde du coin de l'oeil pendant quelques secondes, avant de rétorquer :

- Je veux passer en dernier.

Avec un peu de chance, l'heure de cours sera finie avant que mon tour ne vienne. Seulement, cette femme est décidée à ne pas me lâcher :

- Alex, tout le monde est déjà passé. Il ne reste plus que toi.

- Ah, oui ? Et elle ? demandé-je en désignant du doigt la nouvelle élève. Elle est passée ?

- Alex, tu sais bien que ta camarade n'est pas en mesure de chanter.

- Pourquoi pas ? Elle est sourde, peut-être, mais personne n'a dit qu'elle était muette.

- Alex ! me gronde-t-elle en retour.

Elle est interrompue par Lisa, qui lève la main. Elle se tourne vers elle et lui demande :

- Oui ? Qu'y a-t-il ?

Pour toute réponse, la jeune blonde lui montre l'une des pages de son cahier, où est écrit :

"J'ai profité du passage de mes camarades pour lire attentivement les paroles de cette chanson et les apprendre par coeur. Pourrais-je essayer de les chanter à mon tour, s'il vous plait ? Cet exercice m'intéresse beaucoup."

La prof la fixe avec étonnement, avant de bafouiller :

- Tu . . . Tu es sûre ?

Je trouve ça stupide de s'adresser à une fille dont on sait qu'elle est sourde et qu'elle ne nous entend donc pas. C'est une perte de temps et de salive.

Face au sourire insistant de son élève, la prof finit par accepter :

- Bien, vas-y, dit-elle à l'intention de Lisa en lui faisant signe de se diriger vers le tableau.

La jeune fille se lève et se place face à nous. Elle prend une grande inspiration avant d'ouvrir la bouche, dont sort un son que personne n'appellerait un chant. Elle enchaine des syllabes absolument incompréhensibles parce que, mises les unes à la suite des autres, elles n'ont aucun sens ! C'est encore pire que d'entendre un bébé de quelques semaines baragouiner ! Bon sang, en plus d'être sourde, cette fille ne sait même pas parler !

Absolument tout le monde dans la salle, y compris la prof, fixe cette élève avec des yeux ronds d'étonnement et de surprise. L'enseignante finit enfin par l'arrêter en posant ses mains sur ses épaules :

- C'est bon, c'est suffisant pour aujourd'hui. Merci à toi, Lisa. Tu peux te rasseoir, dit-elle en lui désigant sa place.

L'adolescente comprend ce geste et retourne à sa place, toujours souriante. Depuis qu'elle est arrivée ici, elle ne fait que sourire. C'est quoi son problème ? ! Je n'en ai aucune idée, mais ce que je sais, c'est que je vais vite le lui faire ravaler son petit sourire !

Le fil de ma pensée est interrompu par la voix de la prof :

- Bien, Alex. Maintenant que tout le monde est passé, c'est à ton tour. Viens donc au tableau.

Je souffle d'exaspération et me lève en repoussant violemment ma chaise en arrière et avance en trainant les pieds jusqu'au tableau. Lorsque j'y arrive, je me positionne face aux autres élèves, mais ne dis rien, hésitant à chanter. L'enseignante finit par s'impatienter :

- Vas-y, Alex, on t'écoute.

C'est alors qu'une idée me vient en tête. Je me râcle la gorge, prends une grande inspiration et me mets à chanter d'un air faux, en baraguouinant, imitant du mieux que je peux la performance de celle qui vient de passer avant moi.

Tous les élèves de la classe éclatent de rire, mais Lisa, ne comprenant pas ce qui se passe, les regarde se tordre de rire avec un air intrigué. La prof met rapidement fin à mon petit spectacle :

- Cela suffit ! Alex, arrête immédiatement de te moquer de ta camarade ! Soit tu chantes correctement, soit je te mets un zéro !

- Vous pouvez me mettre un zéro, je m'en fiche ! Vos cours n'ont aucune importance pour moi ! lui lancé-je en retournant à ma place.

Elle s'apprête à ouvrir la bouche pour rétorquer, quand la sonnerie retentit. J'attrape mon sac et quitte la classe sans un mot, pendant que les autres élèves commencent à ranger précipitamment leurs affaires.

Je traverse les couloirs qui commencent à se remplir d'élèves et descends les escaliers. Je quitte le hall de l'établissement et me dirige vers le portail d'entrée, mais en glissant ma main dans la poche de mon sweat, je réalise que mon portable n'y est plus. Mince ! J'ai dû l'oublier en classe ! Il faut vite que je le récupère avant qu'on me le vole !

Je rebrousse chemin en courant et traverse la foule d'élèves à contre-courant pour rejoindre la salle de musique. Je pousse la porte entrouverte et entre dans la pièce. Elle est vide, même la prof n'y est plus. Elle a dû la quitter un instant pour aller parler à la direction de mon "insolence", comme ils l'appellent. Je hausse les épaules et me dirige vers la table où j'étais assis. Mon téléphone n'est pas dessus. En fouillant un peu, je constate qu'il est tombé sous la table. Heureusement, sinon, les autres l'auraient vu et l'un d'eux me l'aurait volé. Je l'attrape et me redresse. C'est alors qu'un bruit attire mon attention. Je me retourne en sursaut pour découvrir Lisa devant le piano qui trône au fond de la salle. Elle appuie une à une sur ses touches, libérant quelques notes de musique. Elle ne m'a sûrement pas entendu entrer car elle ne prête aucune attention à moi.

En la voyant, je fronce les sourcils et m'approche à grands pas d'elle pour fermer violemment le couvercle de l'instrument sur ses doigts. Elle pousse un petit cri de douleur et porte ses mains à sa bouche. Elle lève ensuite ses yeux bleus vers moi pour les plonger dans mon regard gris. Je détourne mon visage et m'éloigne, ne voulant pas perdre plus de temps avec elle, mais en jetant un coup d'oeil par-dessus mon épaule, je constate qu'elle me sourit . . .