Le hasard fait mal les choses
- Alex, t'es vraiment qu'un pourri.
Dans le parc, l'air était brumeux, le temps pluvieux, et la jeune femme maussade. Alors qu'elle marchait bon train sans prendre garde au monde alentour, Marie passa sous un chêne monstrueux où une longue branche gifla sa joue contractée. Profondément horripilée par sa journée, il n'en fallut pas plus pour que la jeune femme perde tous ses moyens. Cognant énergiquement dans le tronc sans réussir à faire autre chose qu'aggraver ses propres douleurs, Marie rugit en reprenant le chemin sableux, droit et sans encombre, du lieu serein. Boitillant, elle fut contrainte de s'arrêter un instant sur un banc pour reprendre son souffle. Cette perte de temps irrita davantage la jeune fille qui, saisissant son portable, effectua un numéro avant de coller l'appareil contre son oreille.
- Ouais, c'est moi. Je me suis cassée la gueule à Loup Vert et là, je peux plus bouger. Tu peux venir me chercher ? (...) Allez, soit sympa quoi ! On est sœurs oui ou merde ? (...) Parce que je suis pas une préoccupation importante peut-être ? (...) C'est ça, va te faire voir aussi !
Et Marie raccrocha dans une flopée de jurons, plus mortifiants les uns que les autres. Hésitant une seconde, elle secoua la tête, grogna, et tapa un nouveau numéro sur son téléphone. Les lèvres pincées, elle souffla profondément avant d'appuyer sur la touche "appel". Agitée, son pied tapait le sol avec démesure et sa main glissait nerveusement sur son pantalon. Priant pour ne pas avoir à expliquer sa démarche, Marie retint sa folle envie de tout envoyer valser quand l'appelé répondit enfin.
- Allo ? dit-il, sans que cela plaise le moins du monde à la jeune femme.
- Ecoute-moi, sale enfoiré, s'exclama-t-elle sans vergogne. Je suis passée par Loup Vert en quittant ta maison et ta morue, et là, j'ai le pied qui boîte à cause de tes conneries ! Alors tu vas ramener ton cul et me déposer chez moi avant que je rappelle ta bourge pour tout lui révéler. C'est clair ?
Le silence répondant, Marie acquiesça et raccrocha avec soulagement. Fermant les yeux, elle attendit que le calme revienne en elle, sans savoir qu'il s'agissait d'une cause perdue. Son carré brun, comme sa frange, était totalement décoiffé, tandis que son maquillage massacrait ses pauvres joues. En fait, c'était toute son allure qui révélait une coquetterie déchue, et une âme humiliée. Ennuyée, Marie se leva après une minute de pose, et chercha un autre banc comme si le sien n'était pas assez bien. Alors que sa marche devenait plus fluide, la jeune femme refusait d'appeler Alex une nouvelle fois, quel que soit son état. Entendre sa voix représentait, en cet instant précis, son pire cauchemar. Elle n'avait qu'une envie, étrangler le garçon qui lui avait caché son alliance pendant trois mois. L'occasion allait d'ailleurs se présenter, maintenant que "Madame" ne se trouvait plus dans le coin, ce qui fut la seule consolation de Marie dans cette histoire de tromperie et de mensonges. Ses pieds frottant le sable blanc, la jeune femme marcha encore un peu avant de s'asseoir sur un autre banc, la douleur revenant. Soupirant, elle regardait les enfants jouer sur le terrain d'herbe fraîche qui s'étendait devant elle, mais n'éprouvait aucune sensation. Touchant inlassablement son poignet, elle prit soudain conscience que le bracelet qu'Alex lui avait offert ne l'avait pas encore quittée, et arracha le bijou avant de le laisser tomber sous le banc.
Mal à l'aise, agitée, Marie hésita pendant de longues minutes avant de baisser la tête à la recherche du cadeau. Comme foudroyée, son regard horrifié tomba sur l'objet le plus insolite qu'elle eut pu trouver : un pistolet. Ramassant l'arme sans réfléchir, la jeune femme observa l'objet avec stupéfaction. Indécise, elle se demanda s'il valait mieux l'abandonner ou le présenter à la gendarmerie la plus proche. Optant pour cette seconde option, convaincue que "n'importe quel gosse" pourrait tomber dessus si elle le laissait dans le parc, Marie dissimula le pistolet dans son gilet, et attendit, cette fois, dans le plus grand des calmes. Son geste, loin d'être naturel, signait la pose napoléonienne de celui qui gardait toujours une main mystérieuse sous son costume. Fatiguée, la jeune femme sentit ses muscles se raidir lorsqu'elle découvrit Alex, à l'autre bout de l'allée. D'une allure particulièrement gauche, le garçon se dirigeait vers elle avec une inquiétude grandissante. Redoutables, les prunelles brunes de son ancienne conquête le fusillaient. Quand il s'arrêta devant elle, Alex proposa de l'aider à se lever, mais Marie le repoussa. D'abord parce que la haine qu'elle lui portait lui intimait de le faire, mais aussi parce que l'arme qu'elle dissimulait ne pourrait le rester plus longtemps.
- Tu as mal au cœur ? demanda vaguement le jeune homme en portant plus d'intérêt à la pose de Marie.
Celle-ci baissa les yeux sur son gilet.
- Nan, répondit-elle nonchalamment, j'ai juste un peu froid... Bon, on y va ?
- Euh, oui, fit Alex avec embarras.
Alors que les jeunes gens se dirigeaient vers le parking, Marie écoutait toujours les rires d'une innocence qui l'exaspérait. Les bambins couraient sur l'allée comme des obstacles désagréables, et la jeune femme devait contenir son impatience devant leur attroupement et la présence de son ancien amant.
- Alors, tu... tu as rencontré Lucie ? demanda maladroitement Alex, totalement pétrifié à cette idée.
Marie sentit ses doigts se refermer sur le pistolet, mais garda contenance.
- J'ai vu ta bourge, ouais. D'ailleurs, merci pour l'adresse, siffla-t-elle dans le plus grand des mépris. Mais si t'avais été un peu moins con, tu m'aurais pas posée un lapin dans la baraque de ta femme !
Alex ouvrit la bouche, puis la referma. Ses cheveux noirs étaient aussi emmêlés que ceux de Marie, mais, contrairement à elle, il était loin de s'en formaliser.
- J'avais oublié que tu devais passer... Et puis, il fallait que je rende ce dossier...
Marie l'arrêta.
- Sérieusement, ferme-là. Je m'en fous de tes histoires. Je veux juste que tu me ramènes chez moi, t'as compris ?
- Tu dois savoir que je n'aurais jamais quitté Lucie. C'était pas sérieux entre nous, on s'était mis d'accord là-dessus !
La jeune femme garda le silence. Oui, ils avaient convenu d'un rapport sans sentiment. Mais comme tant d'autres, cette promesse-là ne fut pas tenue - par l'un des deux partis, du moins.
- Ce sera bientôt notre septième anniversaire de mariage.
- Tais-toi !
- Essaye de comprendre ! Je connais Lucie depuis que nous sommes enfants. C'est ma meilleure amie. Jamais je ne pourrais lui faire du mal !
- Et tu couchais aussi avec moi par pure amitié ? fustigea Marie.
- Tu ne comprends rien. T'es complètement à côté de la plaque. C'est toujours pareil avec toi ! Faut te répéter les choses un millier de fois avant que ça rentre. En fait, t'es juste conne, c'est ça ?
Sans réfléchir, Marie sortit le pistolet de sous son gilet et pointa l'arme sur le jeune homme. Celui-ci, pâle comme la mort, émit un petit bruit aigu. Autour d'eux, une femme cria lorsqu'elle découvrit le jeune couple, et alors, tout bascula. L'agitation était vertigineuse. Les gens se bousculaient, les parents cherchaient leurs enfants, et les personnes âgées tombaient plusieurs fois dans leur fuite. On hurlait "TERRORISTE !" ou "AU MEURTRE !" à tout bout de champ. Marie, plus effrayée que tous les autres, rangea le pistolet en tremblant. Sans tarder, Alex rejoignit la grande foule, et la jeune femme quitta le parc, sa jambe traînant toujours un peu. L'arme à nouveau cachée, Marie s'assit dans la rue et attendit, haletante et perdue. Quand elle remarqua une poubelle à quelques mètres de là, elle hésita, mais n'y jeta pas l'arme, craignant que l'on y retrouve ses empreintes. Appelant finalement un taxi, elle rentra chez elle et alluma la télévision, éreintée.
Zappant les chaînes les unes après les autres, elle s'arrêta finalement sur celle des informations en continue. L'image montrait une foule encore fiévreuse dans le parc, et des journalistes sur place qui interviewaient quelques passants. La chaîne décida de "revenir sur les faits", et présenta une vidéo amateur où Marie pointait le pistolet sur Alex d'un geste sûr. Dévastée, la jeune femme s'effondra sur le canapé et posa l'arme sur la table basse. Peut-être que la police viendrait bientôt l'arrêter. Peut-être qu'Alex était en train de donner sa version mélodramatique des faits à qui voulait l'entendre. Une chose était sûre, Marie était perdue. Inerte, elle ne pensa plus qu'à une chose, et fut bien aise de pouvoir la faire avant de se retrouver au commissariat. Tapant un numéro sur son portable, elle attendit, dans un calme improbable, que son communiquant décroche. En entendant la voix qu'elle espérait, la jeune femme sourit.
- Lucie ?... C'est Marie !
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