Le bon plaisir
Jour 6
3...2...1...0.
Pendant que je décomptais en silence, mon calme est revenu. Ça marche, donc... Pas compliqué comme système. J'en ai même profité pour me faire quelques menues réflexions. Oh, rien de bien transcendant mais qui, peut-être, me prépareront à plus de bienveillance avec Isabelle. J'ai cédé à un mouvement de panique, tout à l'heure... Pourquoi me mettre une telle pression alors que, quelques instants plus tôt, je m'imaginais roupiller ad vitam æternam dans un hangar poussiéreux ? A me prendre pour une locomotive, de surcroît ! J'ai plongé dans un univers si puissant qu'il m'a tout simplement fait perdre pied avec la réalité. Voici bien un problème pour qui voudrait décrire ses pensées.
Finalement, elle n'a peut-être pas tort en disant que j'ai peur de ne pas trouver les mots que je cherche. Cumuler une telle montagne de mots, tous organisés autour d'idées précises, me semble un Everest. Or, je ne suis pas Edmund Hillary. Je sais bien, pour m'y être risqué maintes fois, que ce genre d'ascension se termine mal pour moi, invariablement. Quelle sotte idée de prétendre raccrocher les wagons pour un train d'enfer que je ne saurais jamais soutenir !
Voilà que je reparle de train. C'est à mon arrière que je devrais parler !
Il est temps de me secouer un peu les puces. Et de regarder un peu les choses en face. N'est-ce pas ce que cette inconnue est sur le point de faire à ma place ?
Et si je la laissais faire... Juste histoire de voir où elle veut en venir ? Serait-ce une fuite de ma part de la laisser faire le chemin pour moi ? Pas sûr. Elle saura peut-être trouver les mots qui me manquent, ceux qui restent indicibles pour moi. Ce n'est qu'une question de vocabulaire, bien souvent.
Et le mien n'est pas suffisant.
Je fais un peu la moue parce que je devine déjà ce qu'elle risque de dire. Au moins ai-je assez d'imagination pour le croire. Pourtant, ce regard tranquille... Le bleu profond de ses yeux...
Et puis son aplomb !
Je ne la sens pas méchante. A peine curieuse. Étonnant, les femmes le sont pourtant au-delà du raisonnable. Je ferme les yeux, me concentre sur mes récents souvenirs. Qu'ai-je vu d'elle ? Sa silhouette n'a rien de spécial, c'est celle d'une femme élégante, un peu raffinée. Un peu prétentieuse peut-être ? Même pas...
Les rides aux coins de ses yeux ne sont pas signe de son âge, plutôt de son rayonnement. Oui...c'est bien de son regard qu'émane cette chaleur solaire que j'éprouve à rester près d'elle. C'est étrange, je n'ai jamais ressenti chose pareille. Mais qui est-elle, à la fin ? Et que me veut-elle ? Qu'ai-je donc bien fait pour qu'elle estime nécessaire de s'occuper de "tracas" dont je ne sais rien moi-même ?
Ses épaules, menues mais pas affaissées, au contraire un peu raide, son cou mince qui prolonge sa silhouette fine et soutien une tête harmonieuse et bien faite... Certes, les années ont passé mais elle a su garder une prestance particulière, simplement indéfinissable. Et puis, cette étrange gentillesse qui semble venir de terres lointaines, d'expériences douloureuses transformées en réussites flamboyantes...
Ne serais-je pas encore en train de lui voter des dons inhumains...?
Je pouffe de rire sans ouvrir les yeux, sans lui consentir un regard.
De toute façon, je sais, je sens bien qu'elle m'attend au tournant, armée de quelques réflexions toutes faites, du genre "Dans la vie, on n'a que ce l'on mérite.." ou des bêtises de ce genre. Des trucs passe-partout pour mettre en confiance.
Seulement, avec moi... Elle a du pain sur la planche parce que, pour ce qui est de la confiance, elle pourra repasser ! J'ai pris tellement de coups que je ne suis plus assez naïf pour croire que Dieu existe, qu'un Paradis m'attend quelque part ou, plus simplement, que se dissimule en moi un type qui ne me ressemble pas, qui serait mille fois meilleur que ce que je suis actuellement mais que, pour d'obscures raisons que ma raison ignore, je ne serais pas capable de laisser s'épanouir pour le plus grand bien de tout le monde !
Je connais la chanson. J'ai même envie de dire que j'ai déjà donné. Et plus souvent qu'à mon tour.
Et puis, si je ne suis que ce que je suis, c'est exactement parce que je n'ai pas su être autre chose. Le tout, dans l'existence, c'est de s'assumer, m'a-t-on appris. Et c'est bien ce que je fais depuis toujours. Alors, si elle se pointe avec des théories tibétaines visant à faire de moi je ne sais quel Lama De l'Hallali...on n'a pas fini de papoter vilain !
- Vous croyez qu'on peut parler, à présent ? fait-elle soudain.
Je sursaute au son de sa voix. Décidément, elle est douée pour me surprendre à chaque fois qu'elle ouvre la bouche ! Pourtant, elle est intervenue au bon moment. En effet, seul dans ma caboche, j'étais en train de remonter en pression. Déjà frémissant comme du lait sur le feu, il n'aurait pas fallu attendre encore longtemps pour que je déborde encore...
- Les Mots... continue-t-elle sans attendre. Une drôle d'histoire, non ? Si vous y pensez un peu, sans eux, nous ne serions rien.
- Mouais...
- Pourquoi sont-ils problèmes, pour vous ?
A mon avis, elle est fumeuse d'opium ou d'un truc dans ce genre, la mémère... A la limite, de moquettes de luxe. Mais que veut-elle, à la fin ?
- Je ne sais pas. Me suis jamais posé la question, fais-je d'un ton un peu brusque. Pourquoi, ça vous pose problème à vous ?
- Ai-je l'air d'avoir un problème avec eux ? Je ne crois pas. Vous, par contre, vous devriez y réfléchir un peu. Plutôt que d'être aussi acide...
- Je ne suis pas acide. Simplement pas intéressé par le débat, si vous voyez ce que je veux dire.
Tiens, prends-toi ça dans les dents, mamy ! Enfin, s'il t'en reste des vraies ! que je pense avec un sourire mauvais sur les lèvres.
- Je vois, fait-elle sans se départir de son sourire. Et si vous me disiez votre prénom ?
Mon prénom ? Mais... Tiens, c'est pas faux, ça... Je passe tellement de temps à décrire les autres que je ne prends jamais le temps de dire qui je suis.
C'est aussi parce que je n'aime pas ce genre de civilités. Bien souvent, les gens se saluent de face, puis se salissent de dos... Sans répondre à sa question directement, je lui donne pourtant une réponse à ma manière :
- Savez-vous pourquoi les gens se serrent la main pour se dire bonjour ?
- Pour s'assurer qu'ils ne risquent pas de recevoir un coup de dague ?
Bon...en plus, elle a de la culture. Ça va pas être coton. Et puis, surtout, pas possible de lui raconter n'importe quoi...
- Alors, disons que vous vous appelez...Simon. Ça vous va, Simon ? fait-elle en regardant quelques moineaux dans les branches des arbres voisins. C'est un joli prénom, Simon. Non ?
- Seriez pas du genre têtue, vous ? lui fais-je.
- Pugnace est un mot que je préfère, voyez-vous ? Il est plus décidé, plus...
- Têtu ?
- Voilà, c'est ça. Mais il sonne mieux et rebondit plus que "têtu" qui reste borné comme un âne, trop campé sur deux ridicules petites syllabes. Oui, je préfère pugnace, conclue-t-elle en souriant comme une enfant satisfaite.
- Aah... les mots, soupiré-je d'un air entendu.
- Oui, les mots... Nous y voilà ?
La vache... Elle est douée. Me ramener au sujet qu'elle veut traiter en quelques phrases anodines... Je vais devoir sortir l'armure des grands jours !
- Pas tout à fait, mais je pense que vous allez m'expliquer, de toute façon ?
Ça y est. Je viens de céder ! Cette vieille bourrique vient de gagner la première manche. Mais, attends un peu, ma vieille. Tu vas voir !
- Je n'ai rien à expliquer ! Bien au contraire, c'est vous qui devez m'expliquer !
- P...de m..., m'impatienté-je encore. Mais vous expliquer quoi ?
- Mais je ne sais pas ! Pourquoi courir après tous ces mots, par exemple ?
La question qui tue... Mais si je savais ma vieille, si je savais ! me dis-je en silence.
Que voudrais-tu que je te réponde ? Que j'ai vu une annonce qui parle d'un concours à la con qui prétend forcer des tordus de mon genre à agglomérer un galimatias de lettres pour en faire tant et tant qu'à la fin elles formeraient une bouse géante de mots ? Qu'alléché à l'idée d'en réunir tant et tant pour une petite fête qui durerait un mois entier, j'ai décidé en un éclair de m'y coller ? Que par simple passion j'ai accepté de gâcher plusieurs semaines pour concocter une histoire totalement invraisemblable que personne ne lira jamais ?
- Et si c'était simplement par plaisir d'écrire ? finis-je par lui dire d'une voix peu assurée.
- Comme on aimerait faire la cuisine ? me demande-t-elle du tac-au-tac.
- Euh... peut-être, je ne sais pas. J'aime pas cuisiner.
- Ou faire du vélo, de la mécanique ? Faire l'amour ?
- Mais je ne sais pas !
- Vous n'aimez pas faire l'amour ?
- Ça ne vous regarde pas !
- Moi...j'aime les fleurs. Et puis les oiseaux, aussi.
Elle commence sérieusement à me les briser, la mère ! Qu'est-ce que j'en sais, moi, de la passion d'écrire ? Pourquoi ne pas demander à ceux qui en ont fait leur métier ? Au moins, ceux-là ont tout jeté pour ne garder que ça. Eux ne sont pas restés le cul entre deux chaises, prétendant ménager la chèvre et le choux, entre revenus mensuels assurés par un métier de merde et l'aventure peu rémunératrice d'un art dont personne n'a vraiment idée de la difficulté avant de se mettre devant une feuille vierge et rédiger un simple courrier destiné au percepteur du coin ! Ceux-là ont pris tous les risques, y compris celui d'entraîner leur famille dans leur misère en cas d'échec monumental...Et ils ont lutté avec un acharnement jamais pris au dépourvu pour y arriver, suant sang et eau sur leur carnet de notes pour tenter l'aventure jusqu'au bout.
- Je ne suis pas écrivain, vous savez... fais-je, piteux.
- Pourtant, je vois bien que vous en crevez à petit feu tous les jours...
Et merde... ça pique. - Je ne sais pas, Isabelle. C'est comme ça.
- Ah...
Elle a dit ça en tournant la tête ailleurs. Déçue, peut-être.
Je la regarde du coin de l’œil, un peu timide comme un enfant pris la main dans le sac. J'ai mauvaise conscience à me dire que je lui ai peut-être brisé un rêve. Je la regarde avec insistance, comme pour capter son attention, son regard. Mais elle semble partie ailleurs. Seule. Terriblement seule.
Et ça me brise le cœur, à moi.
- Vous savez, Isabelle... fais-je doucement en lui saisissant la main. Il est vrai que je ne me suis jamais senti capable d'aligner toutes ces lignes. Pourtant, les quelques années passés à essayer ne sont peut-être pas perdues. Au contraire, je ne suis pas loin de penser que, plus que jamais, je suis prêt à affronter le défi et, surtout, à le relever avec succès. C'est venu en moi, doucement. C'est passé par les yeux, remonté au cerveau, pourtant lent d'habitude, pour s'installer confortablement dans mes plus belles convictions.
Elle ne dit rien, ne tourne pas son visage vers moi. Pourtant, je sens sa main étreindre doucement la mienne. Elle est si fragile... Une simple bourrasque en ferait un tas de poussières. Je sais que mes réponses ne lui conviennent pas. Ce n'est pas ce qu'elle veut entendre. Elle attend quelque chose d'autre. Mais quoi ? Je reste quelques longues minutes à réfléchir, perdu dans la désolation de ma mauvaise conscience. Puis, l'éclair jaillit en moi...
- Isabelle, écoutez-moi ! Regardez-moi ! lui fais-je vivement. Je sais !
Alors, elle me regarde sans lâcher ma main, la serrant même un peu plus fort. Dans ses yeux, je vois l'espoir revenir. C'est une lumière qui revient. Son silence n'était qu'une éclipse. Je suis le Pierrot accroché sur la Lune qui vient de masquer son soleil...
- Isabelle, si j'écris... c'est pour vous. C'est pour des gens comme vous, je veux dire. Si je me torture l'esprit tous les jours, à chaque instant, c'est pour des gens comme vous ! Vous comprenez, à quoi bon écrire si personne ne prend la peine de se pencher sur les lignes qu'on accumule avec tant d'efforts ? Je sais bien que personne ne lira jamais tout ce que je saigne sur du papier mais, vous êtes là pour me le démontrer, je le fais en me disant que quelqu'un dans le monde tombera peut-être un jour dessus et que cela lui plaira. Vous savez, on ne pourra pas prétendre pendant la prochaine éternité que nous sommes seuls dans l'Univers. Si nous sommes là, sur cette Terre perdue dans les confins d'un Espace en perpétuelle expansion, alors nous serions bien inutiles si nous devions avoir toutes ces galaxies désertes rien que pour nous ! Ainsi, quand je me promène dans des pays que je ne connaîtrais jamais parce que je n'irai jamais les fouler, je veux quand même les décrire avec le plus de précision possible parce que, vous peut-être, vous vous bercerez des mots que j'écrirai pour vous, sans seulement vous connaître, sans seulement savoir votre existence... Et vous lirez toutes ces pages par...plaisir de lire. Comme moi, j'aurais eu le plaisir de vous les écrire...
Elle baisse la tête doucement. J'aperçois une larme couler sur sa peau, puis tomber sur le sol qui l'absorbe immédiatement, comme pressé de se nourrir d'une émotion pure.
- Alors, s'il vous plaît...fait-elle de sa voix douce. Écrivez-moi une histoire !
Je pose ma main sur ses yeux humides puis, ému par sa vieille vulnérabilité, je la saisis délicatement au menton et la force à me regarder.
- Même si ce que j'écris est nul ?
Elle soupire lentement, puis me concède un faible sourire.
- Quiconque écrit place un morceau de son âme entre les lignes qu'il grave. Et une âme est ce qu'il y a de plus précieux dans ce monde. Alors, écrivez, et oubliez tout le reste ! Je vous lirai.
C'est à mon tour de sentir monter les larmes...
Je sais maintenant pourquoi le Destin nous a fait nous rencontrer...
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