Nano, lumière des Illusions

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Jour 11


C'est tout moi, ça...
Me voilà, perdu quelque part dans les limbes, m'imaginant suivre un rêne dans un bois de banlieue. En d'autres circonstances, j'aurais été le premier à rire d'une situation pareille.
Pourtant, j'ai comme un bruit de papier qui se déchire, là...pas loin du cœur.
Je ne sais plus faire la différence entre réalité et confusion. Je parle bien de confusion, pas d'illusions. Celles-là, je les ai laissées derrière moi, il y a quelques années déjà. Fini les rêves grandioses, les ambitions dorées, les vœux grandiloquents. De mes vœux, il ne reste que les pieux, et encore ont-ils pris soin de tous se planter au fond de ma mémoire... Aiguisés comme les couteaux d'un louchebem, ils ont lardé mes espoirs pour en faire des lambeaux. Plantés profondément dans le sol de mes attentes déçues, les fondations d'une vie de rendez-vous manqués se sont solidifiées avec les années, laissant ensuite une cité entière de déceptions s'ériger d'elle-même sur le sable de mes projets avortés. C'est peut-être pour ça que je n'hésite guère à entrer tout entier dans ce bois qui s'assombrit à chaque nouveau pas.

La lumière du jour s'estompe peu à peu au détour des taillis que je dépasse, m'écorchant les bras sur des ronces hautes qui ne dévoilent leurs épines acérées qu'au moment où je les croise.
Quel est donc ce bois ? Il ne figure sur aucune de mes cartes, sur aucun de mes itinéraires. Pas une clairière où se rappeler la chaleur du jour. Rien qu'un peu plus d'obscurité. L'atmosphère devient lugubre, une brume d'abord discrète prend possession de l'air et rend tout opaque autour de moi. C'est comme si tout mon Présent s'effaçait. Presque plus de repère, aucune de mes maigres connaissances ne pourrait m'aider à poursuivre mon chemin.
Ma mémoire prendrait-elle la couleur grisâtre de l'oubli ?
A moins qu'il ne s'agisse de passer une frontière invisible, un passage particulier, obligatoire, avant de ne plus se souvenir de rien. Jusqu'à oublier la notion même du mot souvenir. J'ai peur d'aller plus loin.
Il me faut poursuivre, cependant.
Le rêne s'éloigne un peu plus. Il accélère le pas.Il ne lui coûte rien de presser un tout petit peu l'allure pour me distancer. Alors, la peur au ventre, je marche un peu plus vite, puis encore un peu plus vite. La panique en sourdine, je tente de rester calme, de trouver une méthode rationnelle pour ne pas perdre pied. Regarder et suivre les traces du rêne... Écouter le plus petit craquement devant moi, signe rassurant qu'il est toujours là.
Mais la brume devient brouillard.
Bientôt, je n'ai plus devant moi qu'un rideau blanchâtre, froid et hostile. Après la lumière, voilà que les décors se dissimulent derrière cet écran qui étouffe aussi les sons. Je voudrais me retourner pour remonter la piste de mes pas d'aventurier égaré mais j'ai peur de le perdre définitivement de vue. Peine perdue puisque, sans que je m'en aperçoive, le rêne ne me guide plus... Où est-il passé ? Ai-je manqué une bifurcation ? Il n'y a ni route ni trottoir dans une forêt. L'animal est parti, sans laisser de trace, et me voilà seul, livré à je ne sais quelle fantaisie d'un faune qui m'épie peut-être en se moquant de moi.
Maintenant que je suis perdu entre ces troncs d'arbre qui refusent même de me laisser voir leurs ramures noyées dans les nuées opaques, je peux m'arrêter. il m'est inutile d'aller plus loin. Ici ou ailleurs, quelle différence ? Plus de couleur, plus de lumière, plus de son. Même les parfums de la terre se sont éteints.

Ce bois n'est qu'un désert.
Pourquoi suis-je allé si loin ? Isabelle m'a dit de poser des questions... Mais à qui pourrais-je les poser ; il n'y a rien ni personne, ici. Rien que moi.

Me poser des questions ? A quoi bon poser des questions si je dois être le seul à répondre ? Si je devais toujours me poser des questions, encore me faudrait-il savoir y répondre. Or, si je me posais des questions... ce serait bien la preuve que je n'en aurais pas les réponses. Curieux oxymore illogique qui me ferait tourner en rond pour ne pas avancer d'un pas. Pas fatigué mais déçu, je m'assois par terre. Le sol est meuble, froid, un peu humide. Pas de feuilles mortes, pas la moindre végétation. Même les champignons ont déserté les lieux.
En même temps que je touche le sol, j'ai le sentiment de toucher le fond.
Où suis-je ? Quel est ce lieu mort ? Je repense à Dante, accompagné de Virgile, cheminant dans les monts du Purgatoire... L'italien en fit un chant miraculeux.
Serait-ce mon propre Enfer que j'aurais à explorer en solitaire ? Sartre n'avait donc pas raison d'affirmer que "l'Enfer, c'est les autres" ?
La peur aidant, tout s'embrouille en moi...
Comment ai-je pu arriver ici ? Quel diable m'a guidé ici ?
Dépassé le stade de la peur, j'en arrive à présent à celui du renoncement. C'est pire encore que la peur. Au moins celle-ci pousse-t-elle à tout faire pour s'en sortir. Le renoncement...c'est l'antichambre du Néant. C'est un Trou Noir qui absorbe tout, jusqu'à l'envie de vivre.
Plongé dans ces plaines dévastées, vidées de leur contenu, je suis au centre d'un Rien.
Alors, me revient en tête une question qu'Isabelle m'avait posée avant de me laisser à mon destin : qu'ai-je fait de ma vie ?

C'est une question. Une mauvaise question... Celle que je fuis, par excellence. Parce que j'en connais la réponse, que j'estime inutile de me la poser parce que sa réponse m'obligerait à faire un pas de plus dans ce néant noir et froid.
Mais, à bien y réfléchir, que pourrais-je faire d'autre qu'y répondre ici ? Il n'y a rien à voir, rien à faire. Avancer, reculer, courir, dormir, parler... Écrire ?

Et soudain ce dernier mot s'approche de ma question...
Ai-je fait de ma vie une écriture ? Non...ce n'est pas la bonne question. C'est autre chose, un peu plus profond, peut-être. Ai-je vécu jusque là pour écrire ?
Qui sait ? Moi, je ne saurais pas répondre à cela. Trop difficile de regarder les choses en face.

Oh, et puis merde ! Pourquoi continuer de se voiler la face ? Aller, Simon, réponds donc à ça ! Au moins ça ! Après tout, personne ne le saura jamais puisque personne n'habite ces lieux oubliés.

Mais, je ne veux pas répondre. Ce serait aller encore un peu plus loin dans le renoncement. Mentir encore un peu, le temps d'arriver à un terminus qui couvrira d'oubli les mauvais choix d'un parcours sans lueur... C'est la Comtesse du Barry qui, arrivée à la dernière marche de l'échafaud, supplie d'une voix tordue par la terreur "Encore un instant, Monsieur le Bourreau..."
Pourtant, l'inéluctable est là, tout autour. Tous les chemins y mènent, quels que soient les efforts qu'on fasse pour en rallonger la distance. Aucun détour, rien qu des raccourcis, comme la résultante logique d'une équation privée de sens et qui se solderait toujours par le même désastre.

Quelles sont les données ? soupiré-je enfin, vaincu par le vide qui m'entoure.
D'un côté une vie. De l'autre l’Écriture. Pour bien faire, il faudrait un signe d'égalité entre ces deux inconnues... Une parfaite parité qui, tenant du prodige ou du miracle, afficherait une harmonie sans faille.
Isabelle ne m'avait-elle pas parlé d'harmonie quand elle évoquait ses promenades ici ?
D'ailleurs...est-elle venue ici ? A-t-elle affronté le même vide ?
A-t-elle eu le courage de le vaincre...

Que vais-je trouver ici ? Allons, il n'est plus temps de poser de questions. Il me reste à peine celui de trouver des réponses.
C'est à cet instant précis qu'une infime étincelle s'est mise à briller. Trop éloignée pour que je puisse faire mieux que l'apercevoir, elle scintille doucement. Ce n'est qu'un infime point éclatant dans le brouillard silencieux. Petit grain de lumière semblable à un flocon de neige en suspension dans l'air.

Et cet air se met à vibrer doucement. C'est comme le vol besogneux d'un bourdon qui écume les fleurs qu'il visite. Le son lourd se précise, se dessine lentement. Ses ondes invisibles ne tardent pas à encombrer l'espace autour de moi, formant une sphère qui s'affermit puis m'emprisonne. L'étreinte sonore se resserre un peu plus. Bientôt, j'ai le sentiment d'étouffer dans une gangue monocorde. Cette vibration... cherche à communiquer. C'est une fréquence mutuelle qu'elle tente d'accorder entre nous.

  • Je suis Nano...fait l'étincelle, un peu plus tard. Qui es-tu ?

Nano... le vide sidéral. C'est un ogre qui se présente à moi, affamé. Sans compassion. Moi, je ne vois plus rien des choses qui m'entourent mais ce monstre m'a repéré... Comment ?

  • Qui es-tu ? répète la présence.

Je passe de la terreur à la peur viscérale... C'est indicible.
Incapable de répondre, je me traîne par terre, reculant comme je peux sans quitter la chose des yeux. Mais elle ne bouge pas. Il ne me sert à rien de prétendre m'enfuir, je le sens bien. Où que j'aille, cette lumière étrange me trouvera sans effort. Et je serai dans l'impossibilité de me cacher.
Je suis chez elle...

  • Je m'appelle Simon...
  • Que veux-tu ?
  • Je me suis égaré dans ce bois.
  • Que veux-tu ? répète Nano d'une voix sans timbre, têtue.
  • Sortir d'ici... fais-je dans un souffle.
  • Il te suffit d'ouvrir les yeux. Sache, cependant, que si tu ouvres les yeux, tu ne pourras jamais revenir ici. Veux-tu sortir d'ici ?

Sa réponse, froide et indifférente me glace le sang. Selon elle, il me suffit de décider. Poursuivre ou abandonner.
Je ne réponds pas, le cul entre deux chaises...

  • Ouvre les yeux !

C'est un ordre ! Nano a senti que je n'ai rien à faire ici. Ce bois n'est pas pour moi, il s'adresse à plus passionnés que moi. Je pensais avoir abandonné toutes mes illusions mais la situation me prouve que je m'étais encore trompé. Tout n'est qu'égarement, finalement.
Elle réitère son ordre plusieurs fois mais je n'en ai cure. Perdu dans mes réflexions, je ne l'entends presque plus. Quand bien même userait-elle d'un porte-voix que je n'y prêterais pas plus attention.
Il est donc écrit, par un autre que moi, que ma place n'est pas parmi les heureux esprits qui jouent dans les fleuves joyeux des mots et qui dansent aux sons des symphonies qu'ils composent pour les jeter ensuite à la face du monde. Ce n'est pas à moi de conquérir les mondes.
Dois-je sortir, vraiment ? La question est simple. Rudimentaire, même. Au loin, planquée dans mes tout jeunes souvenirs, je me souviens d'Isabelle. Elle a dit qu'elle m'attendrait... Je comprends à cet instant qu'elle a ouvert les yeux, le jour où elle est passée dans ce bois. La question, pour elle, a trouvé sa réponse...
Quelle force a-t-elle eu pour affronter cette réalité qui, quoi qu'elle en dise aujourd'hui, a fêlé son âme au point d'y graver cette irrépressible envie de partir ?
Je comprends dans la seconde qui suit que je suis...sa deuxième chance. De sa phrase à double sens, c'est à moi qu'il appartient de décider de la direction à lu imprimer. Je vous attendrai...m'a-t-elle dit.

  • Ouvre les yeux ! hurle soudain Nano.

Brusque retour à la fiction.
Je me redresse alors doucement. La station verticale me paraît la plus indiquée pour décider de mes actes. Droit dans mes bottes... Je regarde la lueur qui semble perdre patience. Elle tremble comme frémirait un animal affamé sur le point de sauter sur sa proie. L'instant est grave, je le sais. De ma décision dépendra le reste de mes jours. Je me détends, mes épaules s'abaissent un peu, mes bras pendent le long de mon corps qui reprend ses droits.
Fin du rêve...

  • Tu sais quoi, Nano...?

Je prends mon temps. Inutile de courir. Je sais.

  • Je t'emmerde... Montre-moi la suite.

Isabelle m'attendra peut-être encore un peu...


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