Prendre la porte...
Jour 18
Le sable chaud de la plage disparaît vite au profit d'une terre grasse et humide. J'ai horreur de marcher pieds nus... J'ai l'impression de mettre les ripatons dans des trucs pas racontables ici. L'atmosphère change vite, elle aussi. C'est même radical. Près des vagues, l'air était au-dessus de la surface. Maintenant que nous sommes dans la jungle, j'ai l'impression que c'est la terre qui est sous l'eau ! Le taux d'humidité est maximal, c'est étouffant. Et puis se frayer un chemin dans ce foutoir de lianes, d'herbes sauvages et truffées d'épines, c'est carrément le bonheur...
Coco s'en tamponne le coquillard puisqu'il vole. Pour un peu, je me mettrais des coups de pied au cul de ne pas avoir pensé le premier à la forme qu'il prendrait... J'en aurais fait un... je sais pas... mais sûrement un truc qui se promène sur le bide, ou encore affublé d'une multitude de pattes. Chaussé de baskets, en plus. De la sorte, deux heures de nouages de lacets garanties ! Il n'aurait pas eu le temps de se moquer de moi quand je me ramasse dans la boue. Je fais une glissade tous les vingt ou trente pas. C'est pas difficile ; je suis couvert de boue, de feuilles vertes et collantes. J'ai même dû convaincre une libellule, format géant, de quitter les replis de ma chemise. La couleur devait lui plaire. A moins que ce ne soit l'odeur.
- Dis-donc, Coco ! On est encore loin ?
- Avance ! Râler ne raccourcira pas ta route !
- Je te demande ça parce que je commence déjà à regretter ma plage ...
- Avance !
Au niveau dialogue, pas dur de constater que l'idée ne communique pas tous les jours avec l'écrivain, donc.
Plus nous progressons dans cet enfer verdâtre et plus je me voue aux gémonies. J'aurais mieux fait de me casser une jambe. Classer cette idée sans suite, l'archiver dans un carton et l'oublier dans la foulée. Et puis, quelle stupide décision de la laisser faire : elle s'est transformée en perroquet. Rien de plus con sur terre ! Si j'avais eu le temps de choisir, j'en aurais fait...
Voilà une bonne remarque. Qu'en aurais-je fait ? Une gonzesse superbe, chaude du réchaud et soumise à tous les jeux ? Un peu con-con, ça c'est pour alimenter un peu la polémique, et uniquement orientée sexe ?
Au départ, l'idée ne manque pas de piquant mais, à la réflexion, je me dis qu'il faudrait en plus qu'elle soit imperméable aux effets du temps pour conserver son attrait. Quoi de plus détestable qu'une plastique en train de fondre, n'est-ce pas ?
Non pas qu'elle finirait par me déplaire mais une femme qui ne peut plus se regarder dans un miroir en se prenant pour la plus belle de toutes les femmes devient vite insupportable. C'est quand les femmes ne se supportent plus qu'elles s'en prennent aux hommes.
Je me marre soudain de pensées si peu orthodoxes... Coco en est tout surpris, lui aussi. Il va pour me demander les raison de mon hilarité mais je le bloque en lui adressant un doigt levé bien raide, ce qui lui coupe logiquement toute envie de dialoguer. Tant mieux, ce volatile insolent me brise déjà les roupettes. J'ignore où il m'emmène mais je sens que je vais le regretter dans moins de pas longtemps. J'ai toujours eu du flaire pour renifler les mauvais coups, les pianos qui tombent des balcons, les cadeaux canins qui jonchent les trottoirs et toutes les choses de ce genre. En fait, ce ne sont plus deux épaules que j'ai sous la tête mais une plate-forme à emmerdes.
Comme toujours, j'ai droit au retour de manivelle dans les gencives. Parce que je me suis montré un tantinet discourtois, voilà que Coco vire à droite, toute. Il change notre itinéraire, sans prévenir. Lui s'en fout mais, pour moi, ce brusque changement d'orientation me pose quelques soucis.
Il se repose sur une branche d'un arbre énorme et me regarde faire... Il se raconte une histoire à voix basse, ouvrant ses ailes de temps en temps pendant que moi, misérable coprolithe en devenir, j'en suis encore à me demander comment franchir la falaise qui se dresse soudain devant moi...
Pas le choix : je grimpe comme je peux, petit à petit. C'est là que je me dis que mes fringues sont pratiques et me laissent une grande aisance de mouvements. Bon, je n'ai pas mes petits chaussons à semelles caoutchoutées et pas de magnésie pour faire le fier mais je me débrouille quand même. Ça me prend pas mal de temps. Et ça rajoute bon nombre d'éraflures à ma petite personne. Mais, à force d'efforts, voilà que j'arrive enfin au sommet.
Et je découvre, bien sûr, qu'il y avait une autre voie, bien plus simple. Coco...je sens que tu vas finir en poule au pot... !
L'intéressé virevolte autour de moi. Il se fout carrément de moi.
- Tu vois, tu te contentes toujours de prendre le chemin qui est devant toi alors qu'il te serait autrement plus aisé de prendre quelques raccourcis, de temps en temps...
- Dis-donc, oiseau de malheur, tu connais le coin mieux que moi, je crois !
- Du tout ! Tout ça vient de toi, rien que de toi. C'est ton imagination qui dessine ces décors. Moi, je gambade autour de toi, comme je te le demandais hier. Je suis en train de t'apprendre.
- C'est pas l'homme qui apprivoise les bestioles en temps normal ?
- En temps normal, je n'en ai aucune idée... Mais il est sûr qu'ici, ce n'est pas toi qui mène la danse. Non, c'est moi ! rigole-t-il en s'éloignant un peu.
C'est noté...
Maintenant que je suis arrivé au sommet, il ne me reste plus qu'à découvrir. Dire que les changements sont massifs serait un peu exagéré. Pourtant,l'air est plus respirable, l'ambiance plus légère. A vrai dire, ça redevient presque agréable.
Il y a quand même cette magnifique porte en chêne ciré qui dénote un peu dans le paysage, faut bien admettre. Une porte, même dressée bêtement dans une jungle vide de toute civilisation, faut quand même l'ouvrir, non ? Alors, je me dirige tout droit dessus, j'attrape la poignée puis je pousse vigoureusement. Mais ça ne veut pas s'ouvrir. Fermée à clé ?
Même pas. Faut pas pousser. Faut tirer... Elle résiste à mes premières sollicitations mais elle finit quand même par grincer un peu sur ses gonds. Jolie porte mal entretenue.
Quand je l'ouvre en grand, une lumière blanche aveuglante m'assaille. Étourdi, je chancelle une seconde. L'assaut est trop violent ; je tombe inconscient au seuil de la porte. Direction les songes !
***
- Tu crois que c'est grave ? fait une voix qu'il me semble reconnaître.
- Je ne sais pas, mon chéri. A mon avis, c'est un simple petit coup de fatigue, rien de plus, répond une autre voix connue.
- Aide-moi à le relever, s'il te plait. On va l'installer sur la banquette...
Je sens confusément qu'on m'installe péniblement sur des coussins ou des trucs comme ça. C'est confortable, du coup je me sens déjà mieux. Pourtant, je fais mine de dormir encore un peu. Sais pas pourquoi... Me sens fatigué, de toute façon, alors autant en profiter encore un peu.
Je lutte pour rester tranquille mais, en face de moi, on a décidé de me remettre d'aplomb le plus vite possible. Dommage, le cuir souple que je sens sous moi se réchauffait déjà...On m'apporte une boisson fraîche, on me propose un petit verre d'alcool, même. Je regimbe un peu comme un petit enfant pas trop malade mais très désireux de se faire câliner un peu...
On respecte encore un peu mon pseudo sommeil mais j'ai vite la sensation que je suis découvert...
- Simon ? Simon, tu m'entends ? Comment ça va ? fait la première voix. Tu veux qu'on appelle un toubib ? J'ai quelques fortifiants, si tu veux. Je peux t'en refiler un ou deux, histoire de te requinquer, si tu veux. Et puis...
- Patrick, laisse-lui encore une seconde, tu veux ? intervient la deuxième voix, féminine, celle-ci.
Patrick ?
Mon sang ne fait qu'un tour ! Voilà que je bondis de mon canapé, yeux écarquillés de stupeur ! Patrick ? Mais quelle est cette diablerie ?
Et...la deuxième voix ! Bah m...., si je m'attendais à ça ! C'est pas croyable, mais qu'est-ce qu'elle fout là, celle-là ? Sur le coup, je dois mettre deux à trois secondes avant de bien la reconnaître mais il y a des souvenirs qui ne s'estompent jamais totalement.
Irène !
Voilà mes pires ennemis réunis devant moi ! Et moi qui la croyais morte, cette salope ! Elle est resplendissante ! C'est la beauté incarnée...
Surprise de ma première réaction, elle semble sentir le poids de mon regard sur ses courbes... D'abord mécontente, elle se radoucit un peu, flattée sans doute. Je me reprends le plus vite que je peux mais, sincèrement, je ne dois pas être convaincant.
D'ailleurs, Patrick n'est pas convaincu. Mais alors, pas du tout...
- Dis-donc, Simon, tu veux que je te la prête ? lance-t-il avec un peu de hargne.
- Pardon ?
- Ma femme ; tu veux que je te la prête ? Elle à l'air d'être à ton goût, non ?
- Mais...
- Ça suffit ! intervient Irène. Messieurs, je vous rappelle que je ne suis pas invisible !
On se prend ça dans les gencives tous les deux, le Patrick et moi. Et on se le tient pour dit : elle a soudain l'air pas joyeuse du tout, la dadame saute-aux-pafs ! Et j'ai l'impression qu'il ne faut pas grand chose pour péter un câble.
L'ambiance est maintenant lourde comme du plomb, voire du mercure, c'est encore plus lourd. S'il y avait des mouches dans cette atmosphère visiblement protégée, il est évident qu'on les entendrait comme on entendrait arriver un train à toute allure... De la bonne grosse mouche bleue, celle qui bourdonne de loin, qui fait vibrer l'air sourdement et qui semble peser des tonnes quand elle se pose d'aventure sur votre main ! Bref, soudain, ça sent la merde !!!
Patrick tire les manches de son veston, hoche la tête d'un mouvement brusque puis se dirige d'un pas raide vers son bureau. Que je vous raconte le bureau...
Un truc immense, large de presque quatre mètres, encombrés de piles de dossiers épais de toutes les couleurs. C'est un capharnaüm sans nom ! C'est tout juste s'il reste un peu d'espace au centre, là où surnage un magnifique sous-main en daim, entouré de quelques babioles en marbre avec dorures mimi tout plein. Pas de téléphone mais une sorte de radio portable est coincée sous un monceau de documents. En cours de correction, visiblement...
- Bon... Oublions ça, soupire-t-il en se posant lourdement dans un énorme fauteuil de cuir noir, derrière la montagne de papelards.
Il pose les coudes sur son bureau, se cale le maxillaire sur les poings et me regarde avec attention. Ça pue pour moi. Je sais pas pourquoi mais je sens que je vais passer un sale quart d'heure...
- Simon... mon petit Simon... fait-il doucement pour lancer les hostilités. Tu m'as fait quoi, là ? Tu peux m'expliquer ?
Inutile de dire que je ne sais pas de quoi il parle. J'ai le cigare qui va fondre tant je cherche à comprendre mais je ne sais vraiment pas à quoi il fait allusion.
- Euh...je ne comprends pas... fais-je enfin, en baissant la tête et la voix.
- Tu ne comprends pas ? répète-t-il. Tu ne comprends pas ??
Sa voix enfle déjà. S'il répète une troisième fois sa question, je sens que ça va virer à la tempête imprévue. D'ailleurs...
- Tu ne comprends pas ? hurle-t-il, comme redouté à la ligne au-dessus. Mais qu'est-ce que c'est que cette merde ? poursuit-il en balançant un énorme dossier jaune cocu sur mes genoux. Tu vas me faire le plaisir de m'expliquer ce bordel, c'est pigé ? Et maintenant !
Je ne pige rien mais je suis content de recevoir ce dossier. Il va me permettre de comprendre le début de l'histoire, peut-être ! Un poil terrorisé, je lorgne avec une vraie curiosité de mort en sursis la chose en question. Et je tombe des nues...
Ce dossier est gros manuscrit. Je palpe discrètement une feuille... Oui, c'est du 80 grammes. La pile de papier est épaisse d'au moins 8 à 10 centimètres... Ça doit bien faire du cinq-six cents pages, deux à trois kilos d'arbre mort... Un sacré manuscrit !
Mais c'est pas le pire.
Sur la première page de couverture du dossier, mon nom est écrit en grosses capitales : Simon Cussonnet (Thoret-Lheurs)
Je suis complètement paumé. C'est visiblement mon bébé, ce truc-là. Mais je ne me souviens pas d'en avoir écrit le premier mot. Je suis paumé ! Du coup, je n'ai qu'une question en tête, du genre impossible à retenir, vitale pour que je puisse comprendre ce qui m'arrive...
- Euh...on est quel jour, là ?
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