Prix Pulitzer

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Jour 20


Où aller, sinon retourner dans mon bureau ?
Mon bureau... Un phénoménal amas de documents entassés par des mois et des années de travail de dilettante. Des centaines de projets inaboutis, des chapitres sans cesse retravaillés, des conclusions jamais atteintes. Des œuvres inachevées. Les boiseries sombres du décor anglais de cette pièce sentent la cire, la poussière encombre les toiles de maîtres, les bibliothèques regorgent de livres accumulés avec la patience d'un condamné à perpétuité...
Par les grandes fenêtres passe un soleil timide, presque gêné d'éclairer cette antre qui n'appartient qu'à moi.
Ma chaîne hi-fi joue en boucle des tubes surannés que je connais par cœur. A la note près, au souffle des artistes près.
Une atmosphère... J'ai besoin de me créer une atmosphère musicale qui dirigera ensuite l'humeur de mes propos. Pour ce soir, je sais déjà que je programmerai Shéhérazade, l'unique symphonie de Korsakov qui soit parvenue à traverser le temps avec moi. Enfant, ma mère la passait souvent sur l'antique tourne-disque familial. Quand elle vit que je m'arrêtais de jouer pour écouter sans plus bouger, elle décida, sans rien m'en dire, de me laisser jouer avec l'appareil. Ce furent alors des journées entières passées devant les disques noirs qui tournaient à petite allure sur la platine... Intriguée puis vite persuadée que la musique m'apportait quelque chose, elle me fit prendre quelques cours de musique chez une vieille dame dont je ne me souviens plus du tout. Il ne me reste de ces cours qu'une ambiance un peu tendue, malaisée, malhabile, impressionnée et figée. Je me souviens d'une ambiance calme, routinière et un brin trop rigoureuse. Je voulais apprendre à jouer du piano. Trop onéreux pour mes parents qui ne pouvaient supporter une telle dépense. Ma mère, avisée, me fit comprendre qu'il me fallait d'abord apprendre le solfège. Théories musicales auxquelles je ne compris rien, ce qui, quelques cours plus tard, me dégoûtèrent de la musique. Et puis, commencer l'apprentissage du piano en soufflant dans une flûte à bec me sembla chose bien étrange... Rapidement, je n'ai plus suivi ces cours dont je ne sais plus rien. J'ai longtemps conservés les petits cahiers remplis de lignes de notes, avec ces fichues clés de sol, ces dièses et ces bémols qui altéraient les sons... Altérer ? Longtemps, je fus à me demander l'intérêt qu'il pouvait y avoir à "altérer" un son parfait. J'ignorai tant de choses.
Me reste aussi la cadence têtue d'un métronome qui cavalait plus vite que moi...
Mon apprentissage pris fin à cette époque. Regret entretenu avec nostalgie jusqu'aujourd'hui. Entretemps, j'avais découvert Mozart, Beethoven, Verdi, Strauss, Stravinski et quantités d'autres. Pourtant, seul Korsakov demeura près de moi. Cette princesse orientale fut toujours à mes côtés. Non pas que ses charmes opérassent d'une quelconque façon sur mes rêves, mais les milliers d'écoutes attentives de ces mouvements symphoniques se mirent un jour à me parler. Je connais chaque phrase, chaque instrument, chaque note, même si je suis toujours incapable d'en dire quoi que ce soit. C'est peut-être pour cela, d'ailleurs, que cette musique éveille toujours en moi tant de merveilles. J'en adore les ondes rondes, entrecoupées de brusques sauts marqués par de forts tempos qui s'apaisent un peu plus tard dans des mélodies douces.
Oui, ce soir, Shéhérazade m'accompagnera. Non...elle me guidera. Je la charge dès maintenant de me transporter dans un monde fictif qui corrigera la tonalité du contenu de ce dossier jaune. Le travail sera compliqué, je le sais bien, mais rien n'est impossible quand ces notes magiques envahissent l'espace de mon refuge.

Je ne viens jamais ici pendant la journée. L'air qui règne ici ne délivre ses parfums qu'une fois Phœbé levée. C'est mon oracle. Elle seule peut interpréter mes songes et me les restituer sous formes de mots. A partir de ce soir, elle doit m'aider à atteindre les derniers mots de mon impossible roman. Quelques milliers, et l'affaire sera faite. Je pourrai ensuite le déposer quelque part dans mon bazar et laisser la poussière et l'oubli faire leur travail...

En attendant que vienne le soir, j'irai faire une promenade sur les grands boulevards parisiens. La vie est toujours source d'idées, et la vie parisienne restera toujours propice à voir et entendre toutes sortes de choses. Sans le savoir, mon esprit enregistrera quantités de choses que je recracherai un peu plus tard dans la nuit. Mon regard se focalisera sur un visage, un porche d'entrée ou n'importe quoi d'autre mais ma vue périphérique notera précieusement des détails particuliers qui échapperont pourtant à ma conscience.
J'aime ces promenades sans but précis, ces cafés pris sur la terrasse d'une brasserie, loin de chez moi, auprès de gens dont j'ignore tout, jusqu'à leur prénom. Peu importe qui ils sont. Je les affublerai un peu plus tard d'une personnalité qui n'est pas la leur mais que m'inspirera leur allure, leurs vêtements. Leurs postures, surtout. La plupart des êtres aiment à se mettre en scène, à vivre en public leurs envies, au moins celle de paraître différent de ce qu'ils ne supportent plus d'eux-mêmes.

Ce sera une femme à l'air pensive, réfléchie, devant un monument insignifiant, comme il y en a un peu partout dans la Capitale. Ses sourcils froncés, ou arrondis, m'indiqueront qu'elle se sait observée, que ce soit par moi ou un autre reste sans importance. L'essentiel pour elle, et pour moi, discret observateur furtif, c'est qu'elle se mette en situation. Ensuite, je ferai d'elle une belle intellectuelle, artiste secrète et passionnée, un peu barrée, cachée dans un monde aux frontières interdites aux autres...
Ce pourrait aussi être ce vieil homme tout voûté qui, une canne à la main, avance doucement, une main dans le dos, un antique galure sur la tête, vers sa fin. Lui sera journaliste. Jamais à la retraite, toujours à l'affût d'un petit cancan à rapporter puis à monter en mayonnaise pour le plus grand bien de son égo un peu dérangé par la grandeur qu'il se fait de lui-même.
De cet autre inconnu qui passe, élégant bonhomme dans son costume sur mesure, je ferai un homme politique arrogant et corrompu, simplement pour soigner mes propres blessures personnelles.
Tout l'intérêt est de faire porter le chapeau aux autres, finalement.

J'y mettrai toutes mes rancœurs, toutes mes haines, et Phœbé se chargera d'amoindrir ma violence pour en faire de la poésie. Elle puisera dans mes expériences pour colorer tendrement les traits de cette femme aux formes parfaites, à l'élégance recherchée et elle atténuera les évidentes prétentions que je ne manquerai pas de mettre en avant, soulageant par là ma colère de ne pas savoir être assez beau pour attirer son attention, capter son regard pour mendier un sourire de sa part. Ma muse lunaire adoucira mes mots pour les rendre tendres, précis, aimables.
Pourtant, plus elle arrondira les angles coupants de mes descriptions, plus je m'acharnerai à dessiner des personnages incisifs, insipides et méprisables.
Par exemple, d'un simple coup d’œil sur cette auguste grand-mère qui passe devant moi, je vais décrire une infâme sorcière bien répugnante...

Voici :

Irène Plantin, 89 ans depuis trois jours, se dirige d'un pas fatigué vers le marché St-Pierre où elle fait ses achats depuis plus de cinquante ans. Son cabas dans une main, une canne en bois dans l'autre, elle grimpe les rues montantes du quartier populaire et mal famé. Personne ne viendra l'importuner, elle le sait. Son âge, sa mise un peu miteuse et poussiéreuse, ses rides et tout le reste la préservent des assauts des camés, des voleurs et de toute la racaille qui rôde depuis des lustres dans l'arrondissement. Et puis, tout le monde la connaît bien.
C'est peut-être plus pour cela que personne ne viendra jamais l'ennuyer.
Malgré son âge et sa silhouette voûtée, son regard vert incisif a conservé sa puissance et personne ne voudrait le croiser. Il y a quelque chose de maléfique dans ces yeux-là, quelque chose de pathologique. Mobiles, rapides, perspicaces, ils indisposent et mettent rapidement mal à l'aise.

Les commerçants, qui la connaissent bien, évitent son regard, gardent un sourire de façade et lui font toujours une petite ristourne mais c'est seulement pour qu'elle ne s'attarde pas devant leurs étals. Personne ne sait pourquoi, c'est ainsi depuis des décennies.
Il aura fallu, un jour comme un autre, qu'un petit journaliste en manque de sujet fasse son apparition dans le décor pour découvrir quelques petites choses intéressantes.
Simon Cussonnet, récent diplômé d'une obscure école de journalisme, fait ses premiers pas dans l'art de manipuler les foules par le biais de quelques mots propagandistes insérés dans les colonnes d'un petit journal que personne ne connaît. Son rédacteur en chef, un vieux routier de la désinformation, l'a chargé de faire un reportage sur les retraités parisiens. Sujet sans intérêt, s'il en est, mais que Simon a décidé de transcender pour en faire un travail à récompenser par le prochain Prix Pulitzer. Hé ! On à l'âge de ses artères et les illusions qui vont avec !

Il déambule un peu au hasard, donc, dans les rues populaires de Paris, à la recherche de quelques commentaires à noter qu'il condensera plus tard en une belle soupe littéraire à publier pour le prochain tirage hebdomadaire. Sa mine un peu fluette, son crâne déjà frappé d'une calvitie prononcée, inattendue pour son jeune âge, son air de fouine un peu affamée, tout ça n'incite guère le passant à s'arrêter pour répondre aux questions qu'il tente de poser. Les vieux, en ce début de troisième millénaire, ne correspondent plus du tout à ceux de l'image d’Épinal... Pas de gentils pépères moustachus, rougeauds, affublés de tignasses blanches, habillés de grandes vestes en feutre noir. Plus de cache-cols écossais, plus de casquettes non plus... Plus de bouteille de vin, plus de camembert, plus de baguette. Tout cela n'existe plus que dans les livres de gare. Et encore.
Trouver la trépidante histoire d'un assassin en série, poursuivi par des hordes entières de spécialistes aux quatre coins du monde est maintenant simplissime. il suffit de tendre la main dans les linéaires des grandes surfaces sans seulement regarder ce que touchent les doigts. Et ainsi de tout le reste.
Le malheureux journaliste a donc toutes les peines du monde à trouver ce petit quelque chose d'exceptionnel qui donnerait toute la puissance nécessaire à l'article qu'il se voit déjà rédiger pour plaire à son rédacteur.

Quand il croise Irène Plantin, ce n'est pour lui qu'une vieille femme parmi d'autres. Elle se traîne comme dans un zoo gériatrique. C'est l'heure où les retraités abondent autour des petits marchands de couleurs, des poissonniers et autres vendeurs à la sauvette. Il l'a peut-être croisée plusieurs fois sans le savoir ; tous les vieux se ressemblent, après tout. Corps affaiblis, déformés, visages couperosés, regards humides, presque larmoyants, voix brisées. On les laisse dehors parce que les salles de soins palliatifs sont encore pleines de ceux qui tardent à partir pour les ténèbres, une bonne fois pour toute.

Simon, le petit binoclard chauve erre pas mal de temps dans les rues, comme une âme en peine de trouver la lumière. Heureusement, le Hasard...
Il accroche le regard d'Irène. Comme tout le monde avant lui, il est vite subjugué par ces yeux étranges, cernés de rouge sang, baignant dans des larmes qui ne coulent jamais. Il sait que c'est cette femme qu'il doit interroger, et nulle autre personne.

D'ailleurs, il est à croire qu'Irène s'est elle-même chargée de donner un petit coup de pouce au Hasard, certainement trop timoré pour elle.

  • Dites-moi, jeune homme, fait-elle de sa voix un peu grasseyante, vous cherchez quelque chose ? Vous avez l'air tout perdu dans votre chemisette à carreaux !

Simon est surpris de cette voix, un peu grave pour une femme, même pour une vieille. Il reconnaît tout de suite les pointes un peu aigües qui s'immiscent dans cette gravité, preuve caractéristique de l'accent parisien. Sans savoir pourquoi, il pense immédiatement à ces femmes des années cinquante, dans ces films en noir et blanc qu'il aime passionnément. D'ailleurs, le chignon que porte cette inconnue semble tout droit venu de cette époque. Elle est encore coquette, se dit-il avant de lui répondre.

  • Oui, un peu, j'avoue, sourit-il. Bonjour, madame...
  • Bonjour, jeune homme. Est-ce que je peux vous aider, alors ? insiste-t-elle.

L'occasion est trop belle.

  • En effet, et vous pourriez peut-être m'aider ? Voilà, je m'appelle Simon. Je suis journaliste et je suis à la recherche d'une personne qui connaît bien le quartier. Vous habitez près d'ici ? Accepteriez-vous de répondre à mes questions ?
  • Des questions ? Non, certainement pas... répond Irène.
  • Alors, nous pourrions simplement discuter du quartier, sans aucune question particulière ? Si vous habitez ici depuis longtemps, vous avez certainement quelques anecdotes à me raconter, non ? insiste Simon en souriant.

Allez, mémère, un petit effort, pense Simon, derrière son sourire. Ca doit faire longtemps que tu n'as pas pu causer avec un p'tit jeunot... allez ! Dis oui !
Le dieu Hasard a entendu la prière et l'exécute, pour la plus grande joie du jeune journaliste.

  • Bah, pourquoi pas ? fait la vieille femme après réflexion. Le problème...
  • Un problème ? Dites-moi comment je peux vous aider ! coupe Simon, inquiet de la voir changer d'avis à la toute dernière seconde.
  • Mon cabas est plein, j'ai fini mes courses et je dois remonter tout ça à la maison. Cinq étages...
  • Aucun problème ! Je vais vous aider ! Donnez-moi votre sac, je vais le porter pour vous, si vous le voulez.
  • Ooh, serais-je tombée sur le dernier chevalier blanc de la planète ? roucoule-t-elle et en se passant une main sur les cheveux.

Hé bé...se dit Simon. Je ne sais pas si je suis un chevalier blanc mais Madame n'est pas tombée de la dernière pluie, ça c'est sûr... !
Il comprend donc qu'il est de corvée s'il veut pouvoir interviewer la grand-mère. Mais, pense-t-il aussi, il va se débrouiller pour se faire offrir un café à domicile. De la sorte, il sera dans son repaire et, de là, pourra s'ancrer le temps nécessaire pour obtenir ce qu'il cherche...
Ils arrivent un peu plus tard à la porte du-dit appartement. C'est dans une vieille bâtisse en briques rouges, aux escaliers de pierres usées par des générations entières de locataires. Les rampes noires son luisantes d'usure, les lampes qui éclairent les communs sont chiches, jaunes, les murs jadis blancs sont aujourd'hui un peu noircis par la suie en suspension dans l'air de la ville.

  • 85 marches...halète la vieille, arrivée quelques bonnes secondes après Simon. Vous croyez pas qu'ils pourraient nous installer un ascenseur, quand même ?
  • Encore un petit effort, madame ! Vous y êtes presque.
  • Presque au bord du trou, oui ! râle-t-elle.

Enfin, ils entrent chez la vieille femme.
Décor des années soixante-dix... Les couleurs criardes, les formes arrondies, les décorations psychédéliques... tout y est ! Il y a même une paire de lunettes aux verres bleutés sur la table du salon-salle-à-manger-atelier-de-bricolage.
Petit appartement pour petite retraitée aux maigres revenus accordés par un État sans état d'âme pour ceux dont il estime qu'ils ne comptent pas, ou si peu.
Simon enregistre tous ces détails sans rien dire, pendant qu'il demande poliment où se trouve la cuisine. Curieux de tout voir, en fait... Et il n'est pas déçu. La cuisine, grande comme une boîte à chaussures, est équipée de matériels antédiluviens... Métal chromé pour un vieux grille-pain, plastique orange et crème pour un moulin à café d'une marque indestructible, toilé cirée à grosses fleurs sur une petite table encombrée de casseroles propres et nettes... Des voiles aux fenêtres, rendus un peu gris par le temps. Des cadres photos un peu partout, quelques petits ronds de dentelle sur les meubles vernis en bois noirs. Rien ne manque. L'image d’Épinal existe encore entre ces murs.

Le café espéré arrive bientôt. Le travail de Simon va enfin pouvoir commencer.
Ça se mérite ! pense-t-il.

  • Alors, Simon...que voulez-vous savoir ? Oh, j'allais oublier : un peu de sucre ?

Et la curieuse histoire commence peu après, révélant les raisons des distances prises par les gens autour d'elle...


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