Une sacrée entrée en matière

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Je me demande encore comment nous nous en sommes sortis en un seul morceau. À bien y repenser, notre atterrissage relève du miracle. Est-ce que nous pouvons remercier le pilote ? Assurément. Le copilote ? La question se pose, pour la réponse, je serais bien moins catégorique.

Sept heures se sont écoulées depuis mon embarquement à Heathrow. Un temps indéfinissable, insupportable pendant lequel j’ai revécu dans les moindres détails chaque étape de mon été. Les mêmes images me reviennent sans cesse, celles de tes doigts sur mon corps, de ta main dans la mienne, de tes lèvres sur ma bouche. Tous ces instantanés magiques du passé sont douloureux à présent. Je me pose des tas de questions, dont celle-ci : pourquoi m’as-tu fui ? Une explication me trotte dans la tête comme un air qu’on fredonne sans cesse pour ne pas sombrer et s’accrocher à un espoir : ma maladresse. Manu, nous nous sommes envolés chacun dans une direction. Aujourd’hui, je ne sais pas si nos chemins se croiseront à nouveau. Fin août, tu étais le premier à monter dans un avion, l’airbus s’est arraché du sol et tu as emporté une parcelle de moi. Mon amour, lui, reste entier. De ton côté, éprouves-tu encore ce sentiment ? Ou as-tu tourné la page de notre histoire. Je continue à alimenter ta messagerie de mots doux, de tendres pensées, te raconte mes rêves et mes angoisses. J’espère à chaque notification découvrir une parmi tes retours, hélas ils se raréfient. Je suis si malheureux, j’ai envie de sentir tes bras m’envelopper de ta douce chaleur. Peut-être faut-il que je me fasse une raison, que j’ouvre les yeux. Peut-être qu’il n’y a plus de nous, juste toi et moi, chacun dans son espace, aux antipodes l’un de l’autre, sur la même planète mais dans deux univers différents. Je ne peux pas me résoudre à l’idée de t’avoir perdu, je ne veux pas croire que tu ne ressentes plus rien. Je t’ai promis de t’accorder tout le temps nécessaire, même si un vide absolu grandit en moi peu à peu avec la distance.

Notre heure d’arrivée était programmée aux alentours de midi. Je consulte la montre que Grandma m'a offerte juste avant mon départ. Je l’avais aussitôt reconnu, j’adorais ce bijou au poignet de mon grand-père. Pierrette a pris la peine de faire réparer le mécanisme puis m’a acheté un nouveau bracelet plus tendance comme elle s'est amusée à me le préciser avec son sourire taquin. Elle avait rangé l’objet précieux dans un écrin en bois, un de ceux que Grandpa confectionnait dans son atelier, l’émotion fut vive. J’effleure le cadran et réalise que la petite aiguille frôle les treize heures, voilà plus d’une heure que nous survolons Montréal. En jetant un œil au travers du hublot, je constate le changement de météo. Dehors, il fait nuit. Comment est-ce possible en plein milieu d’après-midi ? Nous traversons un nuage épais. Plus les turbulences secouent l'engin, plus Alexis devient blanc. La couleur de son visage contraste avec les ténèbres qui nous entourent. J'ai dû mal à contenir ses angoisses jusqu'à ce que j'accepte qu'il me tienne la main. Ses doigts sont glacés, il frissonne. À vrai dire, je n'en mène pas large mais je ne veux pas le lui montrer.

Mes pensées fusent en d’autres lieux. Manu, mon sourire s’accroche à tes lèvres. Je nous revois tous les deux allongés sur le sable, nous admirons les étoiles, je t’écoute me raconter des histoires. Je m’attache à cette vision idyllique de nous deux pour garder un minimum de sang froid. Te savoir loin de tout ce foutoir me permet de rester un pied dans la réalité. J’essaye d’imaginer ce que tu fais depuis que tu es arrivé chez ton oncle. Je voudrais être un papillon pour t’observer dans ton nouveau monde. Te voir derrière le comptoir à servir les clients et leur offrir ton sourire, celui qui me fait tant rêver. Si tu savais ce que je suis en train de vivre, tu flipperais. Ce n'est pas envisageable. Je ne veux plus que tu t’inquiètes pour ma carcasse, même si de mon côté je me soucierai de te savoir heureux.

Les hôtesses s'agitent pour rassurer un maximum de passagers. Elles font des va-et-vient entre le poste de pilotage et les travées de l'avion. Nous sommes tous attachés, pendus aux lèvres du copilote qui nous donnent des instructions. Secouer, c’est bien le terme qu’il vient d’employer ? Secouer, oui mais comment ? Comme dans le train de la mine, balloté de droite à gauche, le vent nous gifle, on hurle pour le plaisir de se faire peur. Secouer, comme dans un bateau un jour d’orage, où on a des haut-le-cœur. Secouer, comme devant un film d’horreur, où les images défilent, le suspens reste entier derrière la porte du couloir. On n'est pas secoué, on en prend plein la tronche.

D'ailleurs, je ne sais plus quel moment fut le pire. Quand les masques à oxygène sont tombés devant notre nez, quand le mec derrière nous a vomi son repas, quand la déflagration dans la soute nous a fait pensé que nous vivions notre dernière heure ou quand l'avion a piqué du nez. Non, le moment que je n’oublierai pas d’aussitôt, c’est celui où nous nous sommes retrouvés plongés dans le noir. J’ai entendu les gens hurler, une petite fille appelait sa maman et Alexis pleurait.

Moi, je me suis accroché au doux songe de revoir un jour Manu pour pouvoir lui raconter cette expérience en plaisantant autour d’une bière irlandaise. Franchement, si en montant dans l’avion, j’avais su que mon monde pouvait s’évaporer en un claquement de doigts, je n'aurais pas hésité une seule seconde. J’aurais suivi Étienne pour te rejoindre et me blottir dans tes bras, l’endroit où je suis à l’abri. Manu, tu me manques terriblement.

Putain ! ressaisis-toi Zach, ce n'est pas le moment de perdre le nord.

En peu de temps, je vois défiler ma jeune existence. Souvent on dit que dans l’urgence, seuls les moments forts de notre vie se déversent sur nous en des flashs précis. J’ai eu le sentiment d'être sur une autoroute, dans un bolide lancé à pleine vitesse. Je suis resté dans le flou, cherchant une issue de secours. Allais-je percuter le mur qui s’approchait dangereusement ? Le parachute allait-il s’ouvrir pour me tirer d’un coup d’un seul vers l'arrière, ralentissant la scène ? Ma vie à cette seconde précise ne tenait plus qu'à un fil. Craquerait-il ? Dans cette vision en accéléré, le tête à tête, dans la forêt des pins, avec le balafré, me semblait tout à coup être du pipi de chat. Au moins, cette nuit-là, avec Jérémie nous avions plus ou moins préparé avec minutie le scénario à quelques détails près. J’ai terminé ma chute dans le vide avec une belle entaille sur le bras et un bon mal de crâne.

En prenant la décision de partir pour un autre continent, je m’imaginais laisser une distance raisonnable entre cette affaire et moi. Ce connard avait tué ma mère, toutes les preuves nécessaires avaient été portées à son dossier, elles étaient irréfutables et avaient permis d'accélérer son inculpation. Dans quelques mois, le procès se tiendrait et il serait condamné à une peine de trente ans minimum. Enfin, il croupirait au fond d’une cellule. De mon côté, je me dois d’avancer. En grimpant dans cet avion, je mets un point final. Je file vers un avenir plus rose à grande enjambée. J’ai conscience d’abandonner par la même occasion un morceau de mon cœur en France. Une autre partie s’est envolée en Irlande, avec Manu. À cette pensée, un doute dépose un voile sur mon être.

Pour l’heure, tout est bien qui finit bien. Ouf ! J’ai eu mon happy ending. Zach ne t’enflamme pas le kiki. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que je vais bien me marrer dans ce pays. Je viens de valider mon baptême de l’air haut la main. Youpi trop content! J’ajouterai un truc sympa dans mon curriculum vitae. Dans la case bonus ou extra, j'inscrirai en italique et gras : “Avec ce mec, on ne s’ennuie jamais, affaires à tous les étages, attachez-vous ça va démanger”. À cet instant précis, les pompiers et les flics fourmillent autour du boeing, ils ont entrepris un sacré déménagement. Par je ne sais quel tour de passe passe, le pilote a posé le gros oiseau sans égratignures. Pour apaiser notre shoot d’adrénaline, on a eu le privilège d’utiliser les toboggans des issues de secours. Une fois sur la terre ferme, Alexis a repris des couleurs après avoir vidé ses tripes. Il a eu la délicatesse d’aller le faire dans un coin, loin des regards. Moi, la première chose que j’ai faite en arrivant au sol, a été d'envoyer un message à mon père et à Grandma pour les rassurer. Mais celui à qui je pense dès que les battements de mon cœur reprennent un rythme normal, si on peut parler de normalité, c’est à toi, Manu. J’attrape mon portable pour t’envoyer un message, une nouvelle tuile, les réseaux sont coupés. Eh merde !

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