Pink Lady
Rose annonce la couleur, lunettes flashies, mèches roses et crop top fuchsia, un sacré phénomène. En moins d’une seconde, la jeune femme a provoqué un tsunami dans la salle de bains. Je n’ose plus bouger un orteil, mes pieds plantés dans le tapis prennent racine. Je tente de nouer la serviette autour de mes hanches pendant qu’elle virevolte autour de moi tel un papillon. Le morceau de tissu ne résiste pas à son passage. Surpris par sa présence, je n’ai pas pu le nouer correctement autour de ma taille. Par je ne sais quel tour de passe passe, il termine sa course au sol quand elle effleure mon épaule. Madame ne semble pas gênée, la situation l’amuse et elle n’en perd pas une miette. Elle me détaille de la tête aux pieds quand ses yeux font un arrêt sur image sur mes mains. Mes doigts nerveux essayent de dissimuler mon sexe. Je tente un pas de côté pour rejoindre la douche. Quel culot, tout de même ! La fille qui se tient devant moi est aux antipodes de son frère, lui si calme et réservé, elle, une furie audacieuse. Son tempérament me plaît. À l’abri derrière le rideau, j'attends quelques secondes avant de me montrer. Provocante à souhait, elle secoue devant mon nez le caleçon propre que j’ai abandonné sur la chaise.
— Allez tiens, mets toi à l’aise, je ne voudrais pas que tu prennes froid, ajoute-t-elle avec un clin d’œil.
Je referme la tenture et entends son rire cristallin envahir la pièce.
— Tant qu'on y est, tu serais sympa de me faire passer mon polo et mon jean.
— Si tu veux, dit-elle sans se démonter.
Des doigts manucurés d’un arc-en-ciel traversent le voilage. Je saisis mes habits et plonge à l’intérieur rapidement pour ne laisser planer aucun doute. Je ne sais plus quoi penser, elle me déstabilise. Tout en fermant les boutons de mon pantalon comme pour me sentir en sécurité, je lui déclare :
— Désolé, tu es tout à fait charmante mais on ne se connait ni d'Adam ni d’Ève, aussi gardons une distance respectueuse, si tu veux bien.
Rose ouvre le rideau comme un ouragan et se poste devant moi me barrant la sortie.
— Ne va pas te méprendre.
Je regrette d’avoir répondu du tac au tac et le ton sec employé, j’espère que je ne l'ai pas chagrinée.
— Oh merde, tu n’es pas célibataire ! s’écrie-t-elle avant d'ajouter avec un aplomb déconcertant, je suis partageuse.
Je suis estomaqué, cette fille est sans filtre. Je devrais lui répondre sans tarder que j’ai un beau gosse dans la peau avant qu’elle ne se jette sur moi. Même si Manu se trouve à des milliers de kilomètres, mon cœur, mon corps et mon âme lui appartiennent.
— Non, réponds-je avec un temps de retard, d’ailleurs je suis fou amoureux, m’empressé-je de préciser de plus en plus mal à l’aise.
Voilà c’est dit, discussion close. Mais c’est mal la connaître parce qu’elle insiste.
— Dommage, qui sait ! Une autre fois, si tu te lasses …
— Ne dis pas de bêtises, la coupé-je.
Elle me dévisage, son regard insistant me fait redouter de l’avoir vexée. La situation est de plus en plus gênante, je me demande si je ne vais pas devoir appeler à l’aide. Quand d’un coup d’un seul, elle se marre.
— Au fait, le beau gosse aux yeux bleus a-t-il un prénom ?
— Zach et je pense que nous aurions dû commencer par là.
— Ouais, t’as raison. Excuse-moi, j’agis parfois de façon excessive.
— C’est le moins que l’on puisse dire. T’inquiète, pas de soucis, repartons de zéro si tu es d’accord.
Elle réfléchit, j’attends. Elle me fixe du regard, je comprends. Elle me sourit, je me détends. Elle me saute au cou pour poser un baiser sur ma joue, je l’écarte doucement et lui dit :
— Nous devrions rejoindre ton frère. il doit penser que je me suis noyé.
— Oui ou que tu as croisé ma route et que tu es tombé dans mes filets.
Nous éclatons de rire. Quelle rencontre ! Rose a mis la barre haut. Après il faut bien avouer que je lui ai tendu la perche en oubliant de fermer la seconde porte d'accès à la salle de bain. Je ne sais pas s’ils sont tous du même acabit dans la famille mais je pense que je ne vais pas m’ennuyer. Alexis m’a adopté dans l’avion sans que je m’y attende et dans la salle de bain au tour de Rose de venir me coller. J’ai tenu la main du frère pour le rassurer pendant notre atterrissage catastrophe, dans cette pièce la sœur a tenté de me mettre le grappin dessus. Par jeu, par provocation ou juste le reflet de son tempérament. Il me tarde de rencontrer les parents pour voir qui ressemble à qui.
Nous descendons et retrouvons Alexis installé devant le piano, les premières notes posées sur les touches transpercent mon âme. Comme souvent quand j’entends la mélodie de Kiss the rain de Yiruma, des larmes perlent dans mes yeux. En cet après-midi d’octobre bien plus encore, elle trône dans la playlist concoctée par Manu pour mon anniversaire. Décidément, j’en ai gros sur le cœur. Pourquoi suis-je venu me perdre ici ? Rose me prend la main, la chaleur de ses doigts me réconforte, son regard a changé, elle ne me dévore plus des yeux comme elle a pu le faire, il y a un quart d’heure. Dans ses prunelles, je découvre de la bienveillance, semblable à celle de mon amie Camille.
Tout un tas de souvenirs déferlent sur moi, comme une vague d'émotions que je ne peux pas contrôler. Les sensations se déversent tel un torrent prêt à tout emporter sur son passage. L’oxygène me manque, un courant d’air me glace, putain fermer la porte avant que toutes les images de mon bonheur soient balayées par cette colère naissante. Je t’en veux Manu, d’être parti sans me laisser la possibilité de te convaincre de rester. Pitié, ne m’oublie pas. Au fond de moi j’ai conscience que ce n’est pas le cas. Pourtant un doute m'envahit dès que je réalise que tu ne te tiens plus à mes côtés.
Alexis et Rose ressentent ma détresse, la jeune femme s’installe à côté de son frêre pour interpétrer une partition à quatre mains. Leurs doigts glissent sur le clavier avec virtuosité, les tonalités m'emportent à nouveau dans les méandres de mon passé. Le morceau me renvoie au doux souvenir de ma mère. Sans s’en rendre compte en quelques mouvements, ils ont ravivé mes douleurs. Je ne leur en veux pas, comment pourraient-ils savoir ce que j’emmène dans mes valises ? Même si j’avance, le chemin est encore long avant que je laisse mes interrogations, mes angoisses et mes peurs sur le bas-côté. Qui sait notre rencontre n’est-elle pas anodine ?
À la fin, ils me regardent. Ils sont mignons tous les deux. J'aurais tellement voulu avoir eu un frère ou une sœur. Joseph et Stella ont essayé après ma naissance avant d’abandonner l’idée. Ma venue au monde fut compliquée. Papa aime à raconter que j’étais si bien au chaud. Les premières contractions eurent lieu un beau matin de juin, tout était prêt pour m’accueillir enfin. Les futurs parents prirent les devant et se présentèrent à l’hôpital où ma mère travaillait en tant qu’infirmière. Ses collègues ravies d’être à ses côtés pour l’accompagner furent aux petits soins pour elle et n’oublièrent pas mon père. Le seul, qui se faisait désirer, ce fut moi.
J’ai retrouvé en rangeant ma chambre, une lettre dans mon album de photos. Ma mère avait décrit ma venue au monde dans les moindres détails. Au petit matin, dans le calme des couloirs désertés, ils ont arpenté les allées du service gynécologique, puis sont montés et ont descendu les escaliers encore et encore. Je résistais, je ne voulais pas quitter le cocon douillet dans lequel je baignais. Après dix huit heures de travail, les événements se sont enfin accélérés. J’aime entendre mon père raconter mon arrivée, il y a tant d’amour dans ses yeux à chacune de ses paroles. Après ma venue au monde, l’un et l’autre ont rêvé d’avoir un second enfant. Ils ont essayé, mais après deux fausses couches et une hémorragie sévère, raisonnablement, mon père a supplié ma mère de ne pas insister. Ils disaient à qui voulait les entendre qu’ils avaient le plus merveilleux des garçons et que cela suffisait à combler leurs journées.
Aussi quand Jérémie est apparu dans nos vies, il est devenu un fils d’adoption. Il avait bien sûr une mère et un père, l’une douce l’autre prêt à le rouer de coups. Pour moi, mon meilleur ami est devenu mon frère de cœur. Je peux compter sur lui et inversement, il me connaît mieux que moi-même. Même si la vie, à la sortie de l’école primaire, nous a séparés, j’ai toujours senti sa présence. Il m’a sauvé la vie, m’a sorti du bourbier dans lequel je m’étais enlisé et m’a offert une nouvelle chance en débarquant ici.
Quand j’observe Alexis et Rose, j’apprécie leur complicité. Ils sont des opposés et tellement complémentaires. Ce piano semble être un lien entre leurs deux entités. Les écouter me fait un bien fou. Qui sait, un jour devrais-je songer à apprivoiser cet instrument. J’aime tellement les tonalités qui en émanent.
— Zach, il est temps d’aller rejoindre l’université et mes potes, me dit Alexis avec un sourire lumineux.
— Je te suis, tu connais le secteur bien mieux que moi.
— Je peux vous accompagner ? s’empresse de demander Rose.
— Pourquoi pas, après tout, vous serez dans la même promo.
— Comment ça ? dit-elle avec une lueur dans les yeux.
— Zach entre en première année, comme toi.
— Pas possible, merveilleuse coïncidence.
— Et toi dans quel domaine vas-tu faire tes classes ? demandé-je par curiosité.
— Dans la mode.
— Rien de surprenant, confirme Alexis, taquin.
— Qu’est-ce que tu insinues par là ? répond-elle, une mine boudeuse.
— Rien, que ça te correspond tout simplement Pink Lady, dit-il en la prenant dans ses bras avec tendresse.
Rose se débat pour la forme et dépose un baiser sur sa joue. À peine quelques minutes passées en leur compagnie et je les adore déjà. Ils sont ma bouffée d'oxygène. J’avais besoin de cette désinvolture pour me libérer du poids logé dans mon ventre depuis le décollage. J’observe mon portable, les enveloppes clignotent toujours. Je m'aperçois qu’il y a celle de mon père, de Grandma, de Camille, de Jérémie et d’Étienne. Et toi Manu, tu es encore aux abonnés absents. Je patienterai. Je range le téléphone dans la poche de mon blouson et attrape mon sac à dos. Je rejoins mes deux nouveaux amis et nous filons en direction de la première station de métro située à quelques pas de là, une nouvelle aventure commence.
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