139 rue Boisbriand

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Je ferme mon sac, impatient de découvrir le lieu où je logerai. Fin prêt, je descends les marches les unes après les autres en songeant à ce que Jérémie m’a encore réservé. Quand j’apparais dans le salon, Alexis et Rose sont assis dans le canapé de chaque côté de leur mère. Ils discutent à bâtons rompus, une normalité des plus rassurantes. Marie-Rose m'aperçoit, se lève et tend ses mains dans ma direction. Sans réfléchir, elle passe ses bras autour de mes épaules.

— Merci Zach de ton aide, murmure-t-elle à mon oreille.

Il y a tant de douceur et de chaleur dans ses mots, je me sens comme un enfant heureux de retrouver l’amour et le réconfort d’une étreinte maternelle.

— C’est à moi de vous remercier, vous m’avez ouvert votre porte et accueilli avec tant de gentillesse. J’espère que vous récupérerez rapidement. Mais je ne me fais aucun souci, vous êtes bien entourée.

— Jérémie avait raison, tu es un jeune homme attachant. Quelque part, vous vous ressemblez.

Ce compliment dans sa bouche me touche, ses paroles sont sincères et naturelles.

— Tu es le bienvenu dans notre foyer, n’hésite jamais à pousser notre porte si tu en ressens le besoin, ajoute-t-elle en posant un baiser sur mon front.

Je salue une dernière fois tout ce petit monde et m’aventure dans la rue où un taxi m’attend. Le père d’Alexis m’offre la course. Installé à l’arrière du véhicule, je fournis l’adresse au chauffeur. Après un bref échange de politesse, je replonge dans mes applications quand une voix m’interpelle :

— Jeune homme, nous sommes arrivés cent trente neuf rue du Boisbriand.

— Déjà ! dis-je surpris.

— Oui, nous n’étions qu’à une vingtaine de minutes et à cette heure la circulation est fluide.

Où est passé le temps du voyage ? Le nez sur mon portable à scroller, je n’ai même pas pris la peine de regarder le paysage, ni d'accorder la moindre attention au professionnel qui me conduisait à mon point de chute. Je m’extirpe du taxi, récupère ma valise dans le coffre et remercie le chauffeur en lui donnant un pourboire. Je tourne la tête pour observer le quartier afin de prendre mes marques. Je n’en crois pas mes yeux, Les Foufounes Électriques. Un tag version XXL. Un homme vêtu d’un poncho et d’un sombréro chevauche un cochon. Je me retourne pour interroger le chauffeur. Mais la rue est déserte. Sur le trottoir en face, un parc à l’abandon. Je consulte à nouveau le texto de Jérémie et vérifie sur mon GPS piéton les coordonnées. Pas d’erreur, je suis à la bonne adresse. Je prends en photo l’encart et le poste à mon ami avec un mot : “Où est-ce que tu m’as encore envoyé ?”.

En attendant sa réponse, je cherche sur les navigateurs des informations sur ce lieu atypique. Je découvre que nous sommes à l’arrière d’un bar considéré comme le temple de l’underground montréalais et devant moi le passage réservé aux noctambules. L’espace fut à ses débuts le site d’expression de la culture punk, aujourd’hui il développe la peinture en direct, une performance artistique réalisée devant un public et accompagnée par de la musique. Je comprends mieux le croquis à l’extérieur. La description du site est fort intéressante et l’histoire tout aussi passionnante. Une notification m’extrait de ma lecture : “Mon chou, ne t’arrête pas aux apparences, l’entrée est juste sur ta droite, longe la grille et tu trouveras un portillon en fer noir.” Je scrute l’espace et le découvre à quelques pas de là. À mon tour je lui envoie un mot: “Ok, je te fais confiance. Par contre, si tu n’as plus de mes nouvelles d’ici deux jours, je t’autorise à lancer ton traceur.” “Aucun risque, tu es entre de bonnes mains”. Il ponctue son dernier message d’un émoticône clin d'œil. Jérémie ne doute de rien, en attendant où vais-je encore mettre les pieds ?

J’avance vers mon objectif, je suis pile dans les temps, il est juste quatorze heures. J’appuie sur le bouton de l’interphone, patiente, sonne une deuxième fois, toujours rien. J’hésite. Je ne veux pas paraître insistant. Quand j’entends une voix derrière m’interpeller :

— Qu’est-ce ce que tu fouines ?

Je sursaute et me retourne prêt à en découdre.

— Zach, je t'avais pas reconnu.

— Que fais-tu là ? demandé- je soulagé de ne pas être face à un inconnu. Rassure-moi, il ne se passe rien de grave derrière cette façade.

— Pourquoi ? demande-t-il amusé.

— Ben, je me dis que si on fait appel à tes services, c’est bien qu’il doit y avoir une urgence ou un problème.

— Tout dépend, si j’ai oublié mes clés dans ces cas-là nous aurons besoin des compétences d’un serrurier. Tu n’en connaîtrais pas un par hasard ?

Qu’est-ce qu’il me raconte ? Il se moque de moi ? Il veut sûrement me parler d’un passe-partout. Je l’observe sortir un trousseau de son blouson et glisser une clé dans la serrure.

— Tu veux discuter sur le trottoir, suggère-t-il. Tu sais, si nous prenons racine, le froid nous saisira et par chez nous tantôt les températures avoisineront les moins quinze.

— Tu veux dire que nous sommes chez toi ? interrogé-je avec un air benêt.

— Oui. Pourquoi ça te surprend ? Jérémie ne t’a rien dit ?

— Me dire quoi ? Ils vont finir par me rendre dingue.

— Rentre, je vais t’expliquer.

— Avant je peux te poser juste une question. Hier, tu savais qui j’étais ?

— Disons qu’au début, j’ai trouvé la coïncidence étrange. Tu avais le même nom et prénom. Jérémie m’a tellement parlé de toi en bien. Du coup, je ne comprenais pas les charges qui pesaient contre toi.

— Ah, soupiré-je. Ça explique ton attitude cool. Ces derniers temps, les flics qui ont croisé ma route n’ont pas toujours été tendres.

— Suis-moi, nous serons mieux à l’intérieur pour en parler autour d’une boisson chaude. Tu pourras poser ta valise et toutes tes questions.

Nous franchissons l'entrée et je découvre un intérieur sobre. Il contraste avec la façade extérieure blanche et lézardée. Tout le bâtiment me faisait penser à un local à l’abandon, perdu dans un quartier malfamé. Les tagueurs auraient dû se laisser aller sur cette partie aussi pour lui donner un peu de peps. Derrière la porte se cache un autre monde, plus cosy. Le rez-de-chaussée se divise en trois espaces distincts. Sur la gauche, une cuisine avec le strict minimum, sur le plan de travail rien ne dépasse. Dans le prolongement du hall, un bureau où les bibliothèques tapissent chaque pan de mur, au fond sous la fenêtre un vieux canapé au tissu usé. Dans cette pièce chaque chose a une place déterminée.

Pour finir, un salon aux allures de speakeasy, ces bars clandestins où l’on s’encanaillait pendant la prohibition. La cheminée apporte une ambiance feutrée, rassurante. Ici, aucune télévision ou marque de modernisme. Sur la table basse, un jeu d'échecs attend ses protagonistes prêts à se jeter dans une partie sans fin. Comme dans son bureau au poste de police, le temps s’est figé. S’il n’y avait pas quelques touches de couleurs, le film en noir et blanc poursuivrait son deuxième opus dans ces lieux. À ma grande surprise, il n’y a aucune trace d'une vie de famille, pas de cadre photos, ni de tableaux. La seule coquetterie dans ce décor so british, la malle en cuir dans laquelle se cache des whiskys aux délicates couleurs ambrées.

Nous poursuivons la visite au premier étage où le palier dessert deux chambres et une salle de bain. Enfin, nous grimpons un escalier en colimaçon pour atteindre l’espace qui m’est dédié. Les combles ont été aménagés avec soin, une couette aux teintes automnales recouvre un lit double logé sous la sous-pente. Les murs capitonnés de lambris me font penser à ma cabane, mon refuge dans la forêt des Landes chez Grandma. Un sentiment de sécurité m’enveloppe aussitôt. Dans un coin derrière un paravent au tonalité pastelle, une douche et un WC se partagent la vedette. J’apprécie le confort qui m’est proposé. Je n'aurai pas à dévaler les escaliers au milieu de la nuit. Sous le second vasistas, un bureau encadré deux bibliothèques. Quelques livres occupent l’espace, une dizaine de bandes dessinées leur tiennent compagnie. Je les consulterai plus tard. Sur une table basse en face d’un canapé convertible sont posées un guide touristique de Montréal et le parler québécois pour les Nuls. À cette vision, je souris intérieurement. Je vais pouvoir parfaire mon intégration. La pratique m’y aidera tout autant, quelques films en VO et ce sera parfait. Une télévision est posée sur un meuble à côté d’une mini-chaîne. Cette garçonnière sera un luxe pour l’étudiant que je suis, fraîchement débarqué en terre inconnue. Tout a été mis en œuvre pour que je puisse être à mon aise tout en gardant mon intimité.

— Ta chambre te convient-elle ? me demande l’inspecteur Harry, impatient de connaître mon opinion.

— Elle est parfaite, je ne m’attendais pas à de telles prestations, validé-je enthousiaste.

Harry pose ma valise près du lit et me dit d’une traite en regardant le ciel par la fenêtre de toit :

— Autant être honnête avec toi avant que tu ne ranges tes affaires. Je vis seul depuis cinq ans dans cette maison. Accepter d’ouvrir ma porte à un inconnu, qui plus est de l'âge de mon fils, m’est difficile. J’ai mes habitudes et un emploi du temps chargé. Je t'avouerai que je ne voulais pas être responsable d'une autre vie que la mienne. D'après mon ex-femme, je suis une bombe à retardement, c'est pour cette raison qu’elle devait prendre de la distance. Elle en a profité par la même occasion, pour s'éloigner et embarquer mon fils. Depuis qu’elle a emménagé, il y a un an au Mexique avec son nouveau petit copain, je n’ai plus trop de nouvelles. Son dernier message était clair et précis : oublie-nous pour notre bien à tous.

Il marque une pause, reprend une inspiration avant de poursuivre :

— Aussi quand Jérémie a insisté pour que je t’accueille dans mon antre de vieux loup solitaire, je lui ai dit que ce n'était pas l’idée du siècle. Il m’a gentiment laissé une semaine pour réfléchir, selon lui sa proposition devait faire son chemin. En parallèle, il m’a raconté ton histoire et sa demande a pris du sens. Il me connaît trop bien et je le suspecte d’avoir vu là un moyen de combler ma solitude. De toute façon, je lui suis redevable et je ne peux rien lui refuser. Par contre, je ne m’attendais pas à devoir te sortir d'affaires aussi vite. Pourtant, Jérémie m'avait prévenu que tu avais tendance à te retrouver dans de sales draps.

À cette remarque, je soupire et avant que je ne dise quoi que ce soit Harry me propose :

— Un café, ça te tente ?

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