De rencontre en rencontre

9 minutes de lecture

Oliver et ses amis me proposent de me joindre à eux pour manger sur le pouce avant de retourner à nos occupations. Quand je les vois attraper leur vélo à la sortie, je me demande comment je vais pouvoir me rendre de la piscine à la boulangerie sans mettre un temps fou. Oliver a dû oublier que son patient marchait comme un canard. La semaine passée, j’aurai pu couvrir la distance en sprintant, cet après-midi à moins de chausser mes bottes de sept lieues, je ne sais pas comment je vais couvrir la distance. En voyant ma mine dubitative, il me sourit et me propose de monter sur la selle, lui avancera en danseuse. Aussitôt son pote Alexandre saisit nos sacs à dos pour que nous soyons plus à l’aise dans notre progression. Pas de risque d’être importunés par les voitures, ici les cyclistes sont en sécurité. Même par temps d’hiver, les pistes sont des autoroutes et les bolides de mes amis sont équipés de pneus cloutés. En dix minutes seulement nous retrouvons la chaleur d’une boulangerie française.

— Voyez-vous ça, je ne serais pas dépaysé, dis-je enthousiaste.

Nous franchissons le seuil accueillit par une agréable odeur de pain qui me transporte à des milliers de kilomètres. Je salive en pensant au bon goût de beurre des croissants ou des chocolatines dévorées à pleine dent. Je m’imagine avec Bruno au comptoir de son commerce ambulant. Avec Mannu, nous l’avions retrouvé par hasard sur le marché au bord du lac. Je nous revois au petit matin dans la BMW de son père. Il l’avait emprunté ou plutôt devrais-je dire chapardé pour l’emmerder. Mon ami avait pris les choses en main pour que nous puissions fuir Karl et la bande du balafré. Je songe à tout ce qui a suivi et qui a fait de notre été un moment gravé à jamais dans notre mémoire.

Nous passons notre commande et prenons place dans le salon de thé aménagé dans le prolongement de l’espace vente. J’apprécie l’ambiance feutrée, seulement une dizaine de tables garnissent le lieu. Les propriétaires ont opté pour un style industriel. Il se marie de belle façon avec les objets de récupération. Chaque ustensile chiné a trouvé une seconde vie. Les anciens moule à gâteau se sont métamorphosés en luminaires design. Grandma serait ravie de voir le lieu, je cherche le meilleur angle pour prendre quelques clichés en attendant notre boisson chaude. Me voyant jouer au contorsionniste, Alexandre m’attrape le portable des mains et me dit :

— Laisse-moi te prendre en photo, ce sera plus simple et authentique.

— Oh merci, c'est pour ma grand-mère. Elle adore transformer tout un tas de choses, aussi je voulais lui en faire profiter.

— Et toi, tu es recyclable ? me demande-t-il sous le ton de la plaisanterie.

— Qu’est-ce que tu entends pas là ? Vous pensez que je suis bon à jeter avec mon orteil en morceau, dis-je d’un air offusqué.

— L’écoute pas, c’est une plaisanterie de futurs médecins qui parlent de leur patient, ajoute Oliver mal à l’aise.

— Je plaisante et puis je ne fais pas le poids aussi je vais me contenter d’en rire, marmonné-je.

— Merci de votre complaisance, me lance Alexandre.

Nous éclatons de rire sous le regard amusé de la serveuse qui dépose nos tasses fumantes.

— Bon sinon, Zach, tu fais quoi dans la vie à part te cogner le pied à un coin de table ? Oliver, nous présente un beau gosse et on ne sait rien de lui. Qui plus est, il l’invite à notre séance de piscine. Il est temps de nous parler un peu de toi.

Oliver bouscule son pote du coude pour le faire taire, son geste a l’effet contraire, Alexandre rajoute une pièce :

— Tu as dû lui taper dans l'œil, parce qu’il n’est pas du style à craquer pour un patient.

Je me rends compte que son franc-parler met de plus en plus mal à l’aise mon voisin de table. Assis à mes côtés sur la banquette, je peux sentir sa cuisse me frôler. J’essaie de m’écarter. Oliver se lève d’un coup et se dirige vers les toilettes, sans un mot.

— Putain, tu pourrais pas la mettre en sourdine,intervient Paul. Je crois que tu l’as vexé. Désolé Zach, Alex a tendance à l’ouvrir quand il faut la fermer,

— Je n’ai rien dit de mal, rétorque Alexandre.

Cette fois, à mon tour, de ne pas savoir quoi répondre. Je les regarde se chamailler comme deux gosses et en profite pour me diriger vers les WC. Je pousse la porte et découvre Oliver les mains posées sur le lavabo, la tête baissée.

— Tout va bien? demandé-je en allumant le robinet.

— Je m’excuse, mes amis sont parfois lourds. Enfin surtout Alexandre, me répondit-il sans me regarder.

— T’inquiète, j’en ai laissé deux en France qui pourraient largement rivaliser avec eux.

— Ne va pas croire que je te fais des avances, c’est juste que…

Ses mots se perdent au fond de sa gorge, il passe ses mains sous l’eau et les frotte énergétiquement. Je lui tends une serviette en papier et découvre ses yeux rougis.

— Retournons finir de manger, si tu veux bien, me dit-il avant de s’éloigner.

J’entends la porte se claquer derrière lui et décide de prendre un instant avant de les rejoindre. Je ne sais pas trop quoi penser de ce qui vient de se passer. Quand j’arrive à la table, le calme est revenu, les tensions ont disparu. Oliver dévore une brioche sous le regard attentif de ses deux amis. Je m’assois et Alexandre me présente à son tour des excuses.

— Alors, tu nous parles un peu de toi Zach, me demande Paul.

Après un descriptif succinct, je leur raconte comment j’ai atterri à Montréal sans rentrer dans tous les détails. Je laisse échapper que mon copain lui a fait une escale en Irlande. À cette précision, je découvre un sourire se dessiner sur les lèvres d’Alexandre. Il ne peut résister et glisse dans la conversation :

— Loin des yeux, loin des yeux.

— Non abruti, loin des yeux, prés du cœur, lui balance Paul en lui pinçant le bras.

— Aïe, tu m’as fait mal.

— N'exagère pas.

— Ok, tu as raison, ajoute-t-il en lui tirant la langue.

Ce dernier échange fait sortir Oliver de sa réserve, il sourit à son tour. Mais qu’est-ce qui le fait sourire ? Le fait de voir ses deux amis se chamailler comme des gamins, ou le fait de savoir que mon petit ami est en Irlande. Trop de questions et aucune envie d’en connaître les réponses. La notification que je viens de recevoir de Lucas m’offre une sortie de secours. Il me précise qu’il vient de terminer les cours et me rejoint à son appartement. Je lui réponds par l'affirmative.

— Je dois y aller, on m’attend, j’ai été ravi de vous rencontrez.

— À vendredi prochain, me dit Alexandre en me serrant la main.

— Oui avec plaisir.

— Ne te sens pas obligé, ajoute aussitôt Oliver en me raccompagnant vers la sortie.

— T’inquiète, tout va bien.

— Tu as un truc de prévu ce week-end ? me demande-t-il avant que je sorte.

— Rien de programmé pour l’heure. Pourquoi ?

— Non laisse tomber, sans importance.

— Propose toujours et je te dirai.

Je le vois tergiverser, hésiter, alors que dans son dos ses amis ne le quittent pas des yeux. Le médecin, sûr de lui dans les couloirs de l'hôpital, perd tous ses moyens dès qu’il quitte sa blouse blanche. Je pose ma main sur son épaule et lui dit droit dans les yeux.

— Si ce n’est pas un plan tordu, tu peux compter sur moi.

— Je t'envoie les informations dans la soirée.

J'acquiesce et file en direction de la bouche de métro pour rejoindre Lucas. À force, il va poireauter devant son appartement.

**

Je remonte la rue Drolet, Lucas m’a précisé que je ne pourrai pas louper la bâtisse dans laquelle il a trouvé son studio. Une façade bleue me reçoit, à chaque fenêtre des volets jaunes. Les flocons grossissent à vue d'œil. Dans ma région, je n’ai pas souvent eu l’occasion de profiter des rues blanchies par la poudreuse. Un sentiment de quiétude envahit l'espace, le bruit semble s'être évanoui dans une de ses boules à neige que l’on secoue heureux de voir les petites perles de polystyrène virevolter. À l'âge de cinq ans, j’avais jeté mon dévolu sur cet objet lors de notre visite dans la capitale avec mes parents. J'étais resté planté devant le stand des marchands ambulants, les yeux rivés sur l'étalage. Tous se ressemblaient et formaient un kaléidoscope hypnotisant dès que les rayons du soleil balayaient leur dôme de verre. Je n’osais pas les toucher de peur de les casser. Je les effleurais du regard et retenais mon souffle. Dans les mains fines de ma mère, la magie opérait. Si je me rappelle bien, la boule de neige est rangée dans ma boîte à trésor, dans ma cabane.

Je fouille dans les poches de mon blouson pour récupérer le trousseau de Lucas.

— Jeune homme, puis-je vous aider ?

Je lève les yeux et découvre une vieille dame en haut des escaliers. Avec sa taille fine et son chignon tiré à quatre épingles, elle ressemble à Mary Poppins. Un chat se frotte à ses jambes, impatient de rejoindre la chaleur de son intérieur qu'ils ont dû quitter me découvrant au seuil de leur logis. Elle retire ses lunettes pour me détailler.

— Pardon, mon ami m’a demandé de l’attendre dans son appartement, dis-je en montant les premières marches.

— Tu peux parler un peu plus fort, mes oreilles me jouent des misères.

Je poursuis mon ascension pour me trouver face à elle.

— Je vous disais que mon ami qui vit ici m’a confié ses clés pour que je puisse l'attendre.

— Ah oui, mon nouveau locataire, un charmant garçon, serviable et aussi grand que toi. Casper conduit notre visiteur à l'intérieur, dit-elle en s’adressant à son matou au poil couleur ébène. Notre jeune ami au regard bleu océan semble frigorifié tout comme toi, poursuit-elle sans me quitter des yeux, nous ne voudrions pas qu’il prenne un rhume. Et elle enchaîne avec un doux sourire : la fin d’automne nous annonce un hiver rigoureux. Tu peux me croire j’en ai plus d'un à mon actif.

— Pour ma part, ce sera une première, dis-je en la précédant dans le hall.

— Ton accent te trahit, tu viens de France ?

— De la région de Bordeaux plus précisément.

— Je connais bien ton pays, nous y avions fait plusieurs fois escale avec feu mon mari, il était un grand amateur de vin. Dans son métier de cuisinier, il lui fallait trouver le meilleur cru pour sublimer son plat. Je me souviens de cette visite dans les allées des vignobles au bord de l'océan, un moment inoubliable au soleil couchant. Mais pardonne-moi, je parle, je bavarde. Je ne voudrais pas t'ennuyer avec les histoires passées d’une vieille dame, me dit-elle, l'air songeur, avant de s’excuser et de repartir de plus belle, je manque à tous mes devoirs, quelle mauvaise hôtesse je suis. Installe-toi, la bouilloire me rappele que j’ai concocté un thé noir et qu’il est temps de le servir. Tu en prendras bien une tasse pour me tenir compagnie en attendant ton ami.

Dans le grand salon aux teintes chaleureuses, le chat a rejoint le plaid sur le canapé, on ne perçoit plus qu’une boule de poils. À côté, un panier déborde de pelotes de laine et sur le dossier un début de couverture prend forme. Sur le mur où est accrochée la télévision, un patchwork de cadres photos l’encadre. Je m'approche pour observer cet arbre généalogique des plus originales. Tout en haut, j’identifie la femme qui m’a accueilli dans une robe de soirée bordeaux. À ses côtés, un homme avec une fine moustache dans son costume bleu outre-mer, arbore une pochette de couleur vive. La façon dont il l'a tient par la taille ne peut tromper personne, ni le sourire qu’il arbore. Sous leur portrait trois triptic, où devrais-je dire une version accélérée de leur enfants, bébé, adolescent et adulte à leur tour. À leur suite, une multitude de petits clichés avec des bouilles souriantes qui transpirent la joie de vivre.

— Je vois que tu viens de faire connaissance avec toute ma famille.

— Je trouve ce montage très sympa.

— Une œuvre réalisée par ma petite fille Myriam. Nous étions son sujet d’étude pour sa dernière année en photographie. Elle a obtenu les félicitations du jury, ajoute-t-elle avec fierté. Une année après, mon époux nous quittait.

— Je suis désolé.

— Ne le sois pas, nous avons eu une vie formidable et nos enfants et mes petits-enfants me comblent chaque jour.

Elle pose les tasses fumantes sur la table basse du salon et me propose de m'asseoir dans le fauteuil. Derrière sa fragilité de façade se cache une femme courageuse et délicate.

— Nous n'avons même pas fait les présentations, rit-elle en jouant avec sa cuillère.

— Je m'appelle Zach et je viens à Montréal pour suivre mon cursus universitaire de journalisme, déclaré-je avec enthousiasme.

— Enchantée, pour les étrangers je suis Juliette, pour mes proches et pour toi je serais Juju.

Nous poursuivons notre discussion autour de ce thé aux effluves de bergamote quand Lucas pointe à son tour le bout de son nez.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Attrape rêve ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0