Dans de sales draps.

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Nous sommes au deux-cent-vingt-huit de la rue Redfern dans le quartier de Westmount. L’immeuble de six étages à l’architecture moderne se dresse devant nous. La construction somme toute originale, s’impose dans le quartier par sa conception. La structure en béton des anciens bureaux a été conservée. J’ai eu un doute en voyant le bâtiment : Peter, m'aurait-il envoyé à une mauvaise adresse, juste pour me tester ?

— Tu es sûr que nous ne nous sommes pas trompés ? demandé-je à Lucas en consultant une dernière fois la note laissée par Peter.

— Écoute, le seul moyen d’être fixé est de signaler notre arrivée.

Je consulte le tableau avec les noms des propriétaires des lieux pour finir par trouver celui qui m'intéresse. Il correspond à un appartement au dernier étage. Je n’ai pas le temps d’appuyer sur l’interphone que la porte s’ouvre. Surpris, nous hésitons à franchir le seuil. Un homme, surgit de nulle part, nous invite à entrer. Avec son air débonnaire et sa tenue tirée à quatre épingles, il nous salue chaleureusement et nous demande s’il peut nous être utile. Aussitôt Lucas, lui, précise que nous nous sommes invités par les Conrad.

— Prenez l'ascenseur. À la sortie, c’est la deuxième porte à droite, nous précise le concierge.

Nous nous interrogeons du regard pour savoir si nous devons lui donner un pourboire comme dans les hôtels. Il a dû s’en douter et nous remercie de l’attention que nous lui accordons.

— Ça ira jeunes gens, vous êtes bien les seuls à vous poser la question. Rassurez-vous, ce n’est pas d’usage en ces lieux. Parfois pour certains, je suis totalement transparent, aussi vos gentils mots me suffisent. Je vous souhaite une agréable soirée.

Nous le saluons et prenons l'ascenseur. Dans cet intérieur vitré sur trois faces, tout semble démesuré. En un battement d’aile, nous grimpons au septième ciel. Les lumières de la ville flirtent avec les flocons. Le spectacle éphémère qui se dévoile à nos yeux n’est en rien comparable à ce que nous allons trouver derrière la porte. Le plus étrange, les lieux sont plutôt calmes pour abriter une fête d’anniversaire. Décidément, je le sens de moins en moins. Je regarde mon téléphone pour vérifier mes notifications. Jérémie ne m’a pas envoyé de message pour me conseiller de ne pas franchir le seuil et de rebrousser chemin. Mon ange gardien, pour l’heure, est aux abonnés absents. Rien de surprenant avec le décalage horaire, Morphée a dû le kidnapper à moins que ce ne soit un petit diablotin au doux nom de Maël. En attendant, si je fais marche arrière, je me connais, un doute planera tel une ombre voulant m’avaler. Lucas, toujours à mes côtés, prend les devant et frappe à la porte. Pas de réponse. Je me sens soulagé et nous imagine déjà faire demi-tour. Il porte un second coup plus insistant sur le battant, cette fois nous percevons une voix, échappée d’outre-tombe, répondre. Je m’invente des scénarios plus débiles les uns que les autres.

— Enfin, vous ici, quel charmant petit couple, nous balance Peter avec un regard glacial.

— Merci pour l’invitation, lui répond Lucas en lui tendant la bouteille de whisky que nous avons acheté en passant au petit épicier du coin pour dire de ne pas arriver les mains vides.

— Et en plus ces messieurs ont du goût, vous ne vous êtes pas foutu de moi.

— Bon, tu nous laisses rentrer où la soirée se passe dans le hall ? interroge Lucas.

— Ton petit copain est muet ? lui demande-t-il sans tenir compte de ma présence.

— Lâche-nous, rétorque aussitôt Lucas.

— Du calme, je voulais juste détendre l’atmosphère. Puis, on sait tous les deux qu’aucun gars aussi bien gaulé n’est chasse gardé. Enfin, sauf si tu as réussi à l’attraper dans tes filets.Tu me laisseras bien le goûter ?

— Tu as fini de faire ton chieur. C’est bon, je pense qu’il a compris.

— Quoi ! Vous n’êtes pas ensemble ? Alors j’ai toutes mes chances, insiste Peter en m’attirant vers lui.

— Là, tu deviens lourdingue. Lâche l’affaire, dis-je en le repoussant.

J’essaie de me contenir pour ne pas lui mettre mon poing entre les deux yeux. J’aurai bien un autre endroit à frapper mais je m’abstiendrai. Même si l’idée de voir une larme de douleur couler sur sa joue me soulagerait. Il m'horripile et la soirée commence juste. Peter finit par ouvrir la porte en grand et crie à qui veut l’entendre:

— C’est bon les gars, la fête peut commencer.

Nous nous regardons avec Lucas et n’en croyons pas mes yeux. Nous sommes dans la merde. L’intérieur de l’appartement donne le tournis, je comprends mieux les allusions de mon ami. J’ai le sentiment d’être entré dans un magazine de bien immobilier de luxe. Tout juste sortis de leur emballage, chaque objet pourrait faire partie d’une collection de musées. Le contraste est saisissant avec le studio que nous venons de quitter. De la simplicité nous sommes passés à l’extravagance, du vert prairie au blanc aseptisé. Je n’ose pas m’appuyer sur les meubles de peur de les égratigner et d’avoir à les rembourser pendant une vie entière. Hors de question de laisser cette dette comme héritage à ma future génération. Étrange de penser à mes enfants, je n’y avais jamais vraiment songé jusque là. Je me demande quel père je deviendrai ? Quelle idée ! Je viens juste de fêter mes dix huit ans. Il doit y avoir un truc pas net dans l’air pour que mes pensées me projettent aussi loin. Pourtant seul l’after shave de Lucas, un mélange épicé et délicat accompagne mes pas dans le couloir. Serais-je envoûté par les effluves laissées derrière lui ?

Plus on avance, plus on réalise que nous n’appartenons pas au même monde. Peut-être devrais-je envisager de passer mon permis de pilote pour m’assurer de beaux jours ? Par sûr que mon revenu d’éditorialiste me permettra un jour d’avoir le train de vie de Peter, enfin de son frère. La décoration devient anecdotique au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans l’antre du diable. Dans la cuisine, sur le plan de travail, un tas de bouteilles prêtes à être vidées. À quoi peut bien servir l'alambic qui bout sur l’évier ? Nous sommes entrés dans l’antichambre d’un apprenti sorcier. Je me rapproche de Lucas et lui murmure à l’oreille, alors que la musique nous pète les tympans, comme si Peter avait attendu notre arrivée pour mettre le son à fond :

— Qu’est-ce qu’ils trafiquent ?

— Bonne question, me répond Lucas en haussant les épaules.

— Tu penses à ce que je pense. Fabrique d’alcool ?

— Je dirais qu’ils expérimentent. J’ai l’impression d’être dans un de nos labos de sciences.

— Ils sont en cours avec toi ? demandé-je en ne quittant pas le liquide qui coule en goutte à goutte dans le verre d’une blonde décolorée, sur son épaule dénudée un symbole chimique tatoué.

Lucas n’a pas le temps de me répondre. Aussitôt la fille se tourne vers lui et l’interpelle en lui tendant la boisson.

— Lucas, je rêve. Si je m’attendais à ça. Le major de la promo se pointe dans notre bar clandestin, les gars il faut trinquer.

— C’est bon Alice, pas besoin d’en faire toute une histoire, répond-il en saisissant le verre.

— Tu rigoles, le mec bien propre sur lui, vient se joindre à nous au risque de se faire choper. Qui a pu t’attirer ici que je l’embrasse ?

Elle me dévisage de la tête au pied avant de me tendre un verre.

— Tiens bois, je suis sûre que tu es plus audacieux que ton mec.

J’attrape le contenant sans prendre la peine de répondre à son sous-entendu. Du récipient se dégage un parfum entre des arômes de whisky, de rhum et de vodka. L’odeur forte qui s’en dégage m’agresse les narines. Par défi, la jeune femme porte le liquide à sa bouche et avale le shot cul sec. Les deux mecs à ses côtés en font de même sans sourciller. Aussitôt le liquide ingurgité qu’elle se jette sur les lèvres du premier pour l’embrasser. J’observe Lucas boire son verre d’un trait. Par réflexe, il attrape mon bras, avant d’être pris d’une quinte de toux sous le regard hilare des occupants de la pièce. Par solidarité, je me jette à corps défendant dans l’expérience, j’espère ne pas le regretter. Le breuvage m’arrache le palais, m'anesthésie la langue, avant de brûler mon œsophage, comme si je venais d’avaler un dé à coudre d’alcool pur. Un frisson parcourt ma colonne vertébrale suivi de sueurs froides. Lucas, toujours appuyé contre mon bras, ne me lâche plus. Au cours de nos soirées entre potes, nous nous sommes toujours montrés raisonnables, aussi ce soir pas la peine de tenter le diable. Nous avons goûté par politesse, la prochaine tournée je passe mon tour.

— Alice, tu es une vraie magicienne, ils n’ont pas pu résister à ton charme et ils ont dégusté ton philtre d’amour, lance Peter en entrant dans la pièce. Maintenant que vous avez découvert notre laboratoire clandestin, laissez-moi vous présenter notre petit coin de chimie.

Emprunts de curiosité, nous suivons Peter dans le salon. Les invités captent à peine notre présence. Sur la table basse, un mec sniffe un trait de coke. À ses côtés, sa copine attend son tour. Avachis dans l’immense canapé, un groupe fait circuler un joint. À quelques pas de là, des corps se déhanchent devant le grand écran plasma. Les lumières varient avec les morceaux, l’ambiance rock cède sa place à des extraits plus électro. Un chariot de pâtisserie complète le buffet garni de plusieurs grands saladiers, je ne souhaite pas connaître les ingrédients et encore moins les porter à mes lèvres. Le clou du spectacle, une fontaine de chocolat, trois filles plongent leurs doigts puis chacune leur tour lèchent celui de leur partenaire de jeu. La température augmente d'un coup quand la plus menue se retrouve entre les deux autres, la plus grande empaume sa poitrine pendant que la seconde lui dévore les lèvres. Puis, elles la prennent par la main pour l'attirer vers la piste de danse.

— Ce qui est sûr, c’est qu’il ne fait pas les choses à moitié, me dit Lucas en posant sa main sur mon épaule.

— On va dire qu’il s’en donne les moyens.

— Je vais aller prendre l’air deux minutes. Je crois que la mixture d’Alice me monte à la tête.

— Tu veux que je vienne avec toi ? dis-je inquiet.

— Ça va aller, t’inquiète, juste besoin de m'aérer l’esprit.

— Si tu veux, on peut rentrer, ajouté-je en le retenant par la main.

— Non, pas de raison.

À peine a-t-il disparu de mon champ de vision, que Peter surgit de nul part. Il se tient devant moi, ses deux mains fermées tendues face à moi.

— On joue à un petit jeu ? me demande-t-il en plantant ses yeux dans les miens.

— Qu’est-ce que je vais y gagner ?

— Tout dépend de ton choix, dit-il avec un sourire en coin.

— Entre le pire ou le meilleur ?

— C'est toi qui voit, dans une main je te promets de planer grave, dans l'autre une expérience sans commune mesure. Les deux peuvent s’ajouter.

— Ouais et si ni l’une ni l'autre ne me tente.

— Alors j’irai voir ailleurs. Qui sait en terrasse ce que j’y trouverai ?

Je décide de jouer de peur que son intérêt se porte sur Lucas. Peter ouvre lentement ses deux mains. Dans la main gauche se trouve un préservatif.

— Ok, vas-y, celle-là soupiré-je en désignant sa main droite.

Arrêt sur image. Souffle coupé. Pouls en courant alternatif. Sueurs froides. Dans sa paume, un joint. Des murs blancs. Une cicatrice. Une brûlure. Coupez. Circulez. Il n'y a plus rien à voir. Francis. Karl. Le balafré. Retour à la case départ. Sans issue. Flash back. Fuir ce cauchemar. Encore et encore.

Faire comme si. Si de rien. Jouer le jeu. Me brûler les doigts. Besoin de savoir. Trop de questions. Sans réponses. Trop de doutes. Marche arrière. Besoin de preuves. Peur. Angoisse. Faire le bon choix. Lequel ? Me planter. Déraper. Vertige. Perte de contrôle. Si je me gourre. Si mon imagination brouille mes sens. Pourtant ce que je tiens dans les mains est bien réel. Je pose mes lèvres sur le papier. Tire une taffe. La fumée tapisse mon palais. Ferme les yeux. Laisse échapper une volute et un soupir.

Putain d’antelax.

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