Ni vu, ni connu.
Mes doigts tremblent, mon regard devient trouble. Mes sens s’affolent. Lucas a dérobé une photo dans l’appartement du frère de Peter. L’image renvoyée par le cliché est semblable à un coup de canif dans mon bras. La cicatrice est à vif, mes nerfs tout autant. Je suis en plein cauchemar. Grandma va me secouer pour me réveiller et me dire que tout va bien, que tout est terminé. Elle me prendra dans ses bras, comme elle l’a fait à chaque fois après une de mes crises de terreur nocturne. Elle fredonnera une chanson douce comme me chantait ma maman. Une de celles qui apaise mes souffrances. Je cherche autour de moi, le constat est sans appel : je suis seul. J’ai besoin de prendre l’air, de taire au plus vite mes angoisses naissantes. J’ai traversé un océan pour m’éloigner de tout ce merdier et je m’y enlise encore une fois. Mes poings se serrent en écho aux battements de mon cœur dans ma poitrine.
Premier objectif, je dois retrouver mon portable. Donc le plus simple, je vais me jeter dans la gueule du loup. J’ai conscience de la folie de mes actes. Je devrais tenir compte de mes expériences passées, en tirer quelques leçons profitables. Mais c’est plus fort que moi, j’ai besoin d’obtenir des explications. Ma ténacité m’appartient, elle fait partie à part entière de mon identité. Certains verraient dans ce trait de caractère comme de l’entêtement mal placé, d’autres me classeront dans le rayon des inconscients. Je m’en moque, je ne supporte pas l’injustice. Je tiens cette force de ma mère et j’en suis fier. Les mauvaises langues me rient au nez et les commères me balancent “regarde où elle a terminé, tu veux la rejoindre”. Quoi qu’ils en pensent ou en disent, je sais aujourd’hui pourquoi je me lance dans des études de journaliste d’investigation. Ce n’est pas le fruit du hasard. Une façon de me battre contre ce monde d’intolérances. Pour Peter et son frère, peut-être ne s’agit-il que de coïncidences ? Pourtant, tous les indices accrochés les uns aux autres me mènent au même lieu: Bordeaux.
Avant de me jeter dans le vide, je vais envoyer un mail à Jérémie et attendre sa réponse avant d’agir. Je regarde l’heure et constate que le temps file bien plus vite que je ne le désire. Je déplie mon ordinateur portable et ouvre mon compte privé. Sans mon téléphone, impossible de faire une capture d'écran de la photo chipée par Lucas. À quoi bon que mon ami me confirme, ce qui vient de me sauter aux yeux et me glacer le sang. Je pianote sur les touches du clavier : “Jérémie, je suis dans les ennuis jusqu’au cou mais je pense que tu le sais déjà. J’ai paumé mon portable, mais je suis persuadé que tu dois toujours le tracer. J’ai découvert un élément de plus pour notre enquête. Je n’ai pas le temps de t’en dire plus. Si tu ne me réponds pas d’ici cinq minutes, dis-toi que je vais me mettre à nouveau dans les problèmes. Tu me connais, je ne peux pas laisser la situation ainsi. Si le signal de mon portable n’a pas bougé d’ici une heure, une nouvelle fois envoie la cavalerie. J’aurai sûrement besoin d’Harry. Sinon, je te contacterai et dans ces cas-là, j’aurai su me sortir tout seul d’un mauvais pas. Tu es celui qui me connais le mieux et tu es celui à qui je confierai ma vie les yeux fermés. Au fait encore merci pour cette nuit, je pense que je te dois notre sauvetage, les Chevaliers Noah, Léo et Alexis ont répondu présents à ton appel. Bises mon Jerem”.
J’attrape un morceau de papier pour écrire un mot à Lucas, pour qu’il ne s’inquiète pas outre mesure s’il n’a pas de mes nouvelles d’ici la fin de journée. Si je remets la main sur mon portable et me sort du piège dans lequel je vais me jeter, je pourrais lui envoyer un message. Mais pour l’heure, un stylo fera l’affaire. “Lucas, tu pourras te poser après le boulot, j’ai passé la deuxième couche de peinture. À l’occasion, il faudra que tu me parles de tes prairies de Calgary. Merci pour la photo, elle est la preuve irréfutable de ce que je craignais. En attendant, bon courage pour le boulot. Ok pour demain soir dix huit heures, je m’arrange pour te rejoindre. De toute façon, j’ai laissé mon sac. Je l’ai pourri en oubliant mes affaires de piscine mouillées à l’intérieur. Je les ai glissées dans ta machine à laver. Je te confie aussi mon ordinateur portable. J’attendais un message de Jérémie mais je n’ai plus le temps de lire sa réponse. Pardonne-moi une nouvelle fois pour la soirée guet-apens, à côté de ça dormir dans tes bras, m’a offert une agréable parenthèse.”
Je saisis mon bonnet et enfile mon blouson avant de fermer la porte. Je n’ai pas le choix, je dois me bouger. Le hall est étrangement silencieux. Juju a dû rejoindre son fils depuis le début de la matinée comme me l’a précisé Lucas. J’aurai été heureux de lui faire un petit coucou avant de partir. Voir son sourire aurait apaisé la peur qui m’envahit. En descendant les escaliers, mes mains glissent le long de la rampe pour récolter assez de neige pour la façonner en boule. J’hésite entre la jeter sur la poubelle dressée sur le trottoir d’en face ou la modeler pour en faire un bonhomme miniature. Je vote pour la première option. Quand je la vois éclater sur la masse imposante, tout mon corps s’allège. Je remonte la rue, m’engouffre dans la rame de métro et file vers mon premier objectif, l’appartement luxueux de Westmount.
Les stations défilent, mes questions restent à quai. Sur les panneaux publicitaires, je cherche une issue et me retrouve pris au dépourvu quand la voix suave de l'hôtesse m’annonce mon arrêt. Dans les courants d’air de la rame, j’erre, aucune des trames que j'envisage ne me semblent viables. Seul mon courage fera rempart à la rage qui m'envahit. Devant la porte de l’immeuble, j'attends, espérant qu'une idée lumineuse surgisse de ma soucieuse caboche. Avec soulagement, je retrouve un visage accueillant. Le gardien, fidèle à son poste, me reconnaît et me propose de rentrer au chaud. Je lui explique sommairement que j'ai égaré mon téléphone et mon intention en venant ici et de vérifier que je ne l’ai pas oublié dans l’appartement des Conrad.
Au fond de moi, je pèse mes mots. J’ai conscience de maquiller la vérité et j’ai une tout autre idée en tête, une connerie en somme. Je dois avant tout retourner dans l’appartement, pour reposer la photo à sa place et ainsi ne pas éveiller les soupçons. J'espère surtout que personne n'aura remarqué sa disparition.
— Écoute, le propriétaire n'est pas là, précise-t-il. Si tu veux, j’ai un pass. On cherchera ensemble.
— Je ne voudrais pas que tu aies des ennuis par ma faute.
— Zach, rassure-toi, me dit-il en posant sa main sur mon épaule.
— Oh après tout ce n’est qu'un portable, soupiré-je.
— T’inquiète, insiste-t-il en me précédant dans l’ascenseur. Je pense qu’il te ferait défaut aussi si je pouvais te donner un coup de pouce, je le ferais sans l’ombre d’un doute.
Sa présence me rassure. Et si les cartes de Léa avaient raison, si une bonne étoile prenait soin de ma carcasse. Je dois tout de même rester sur mes gardes. La moindre erreur, la moindre sortie de route deviendraient fatales. Si mes doutes sont fondés, Peter et ou son frère frayent dans les eaux troubles du marché de l’Antelax. Devant la porte, mon pouls s’accélère, dès qu’elle s’ouvre il marque un temps d'arrêt. Je franchis le seuil en apnée et reste scotché, tout est nickel, les lieux ont été remis en état. Aucune trace n’a été laissée. Une entreprise de nettoyage a dû œuvrer sans relâche toute la matinée. Si mon portable est encore dans les parages, ce serait un miracle.
— Tu te souviens où tu pourrais l'avoir laissé ? me demande Louis.
— C’est bien là tout le problème, réponds-je penaud.
— Donne-moi ton numéro pour que je le fasse sonner.
Il essaye une première fois, rien, silence absolu. À la deuxième tentative, il tombe automatiquement sur la messagerie.
— J’ai bien peur que la batterie soit HS, finis-je par conclure.
— Passons en revue chaque pièce, insiste-t-il.
— Je pense que la dernière fois que je l’ai eu en main, j'étais dans le salon. Je l’ai glissé dans la poche arrière de mon pantalon. Peter m’a proposé un jeu, je te passe les détails. Et je me suis installé dans le sofa.
Pendant que le gardien cherche entre les coussins, je m’approche du buffet. Sur le plateau en marbre se trouvent plusieurs portraits de famille dans des cadres. Le plus récent semble être celui des frères avec leur doberman devant la piscine de la résidence. Peter tient le chien par son collier, debout derrière son aîné. Sur un autre cliché, j’aperçois un homme dans un costume sur le perron d’une maison style colonial, les traits de son visage sont durs et le rictus sur ses lèvres est tout sauf naturel. Il a le regard bleu acier de Peter. Je continue mon inspection et découvre deux nouveaux clichés. Un enfant assis sur les genoux d’une femme et un adolescent à leur côté, sa main sur son épaule. Je suppose qu’il s’agit de leur mère, l’image renvoie beaucoup de douceur. Sur la dernière diapositive, une photo de famille, les quatre sont réunis. Le père, debout, en impose par sa carrure, la mère toute menue semble être une plume échouée sur un roc. Dans ses bras, un bébé dans sa turbulette dort paisiblement. Le grand frère se tient à la droite du chef de famille avec cet espoir dans le regard de ne pas le décevoir. L’agencement m’interpelle, comme si on souhaitait dissimuler les moments de bonheur. Chaque clan a son histoire, pas sûr que les épisodes de cette saga soient si heureux. Sur le fond, mon regard est attiré par un cadre couché. Je l’attrape du bout des doigts, en prenant garde de ne pas renverser les autres. Au moment de le soulever pour en révéler le contenu, la voix du gardien m'interpelle. Je me retourne et ne le vois pas.
— Zach, c’est bon je pense que j'ai trouvé ton téléphone, il était posé sur le plan de travail de la cuisine, précise Louis.
Le gardien avait dû s’éclipser pendant que je rêvassais devant les photos.
— Ok super, réponds-je aussitôt.
Je saisis le cadre. Comme je m’y attendais, il n’y a aucun cliché à l’intérieur. Je défais avec précautions les bordures, soulève la partie en bois et glisse la photo sous le verre. Ni vu ni connu, je me dirige dans le hall d’entrée pour rejoindre mon bienfaiteur.
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