Quand va la vie
Enfin, je dis jour, mais ça faisait longtemps qu'on ne voyait plus le soleil. Reuel était en train de marcher le long de la jetée. C'était lui le gardien du phare, depuis que la goutte du vieux Gerrick l'empêchait de plier la jambe et de grimper la volée de marches qui montait jusqu'à la lanterne. Lorkhan, lui, était encore plus vieux que le vieux Gerrick, mais c'était pas ses mains calleuses et bectées par l'arthrite qui l'empêchaient de s'occuper de son cimetière.
Non, rien ne pouvait le retenir de débarrasser les stèles de la poussière et des mauvaises herbes, de tailler les buissons toujours trop gourmands et d'enlever les fleurs aux pétales fanés. D'enterrer les corps des défunts, de temps en temps. Malheureusement, ça lui arrivait aussi. Et certaines années plus que d'autres. Ça n'avait jamais été facile, de mettre des têtes connues en terre. Il l'avait fait bien trop souvent. Donner des coups de pelle ne lui esquintait pas que les mains.
Cette nuit-là, Lorkhan a fait le tour de toutes les tombes, comme toujours, une éponge imbibée d'eau dans sa poigne. Mais il s'est arrêté plus longtemps que d'habitude sur une sépulture bien particulière. Le nom gravée dans la pierre lui rappelait des mauvais souvenirs. Des coups de pelle qu'il aurait voulu ne jamais donner.
Loth Dalwen, que c'était écrit. Le dernier mort de l'année d'avant.
Presque un an, jour pour jour, qu'il se trouvait dans la terre. Lorkhan se souvenait du sol glacé, couvert de givre et de neige. Le sang de ses mains emprégnaient toujours le manche de son outil. Ça avait été dur de creuser la tombe de Loth Dalwen, son meilleur et plus vieil ami. Pas seulement à cause de la peine. Il se rappelait aussi des larmes de sa femme. Un jour sans entendre le fracas du marteau. À mon avis, la seule qui devait être contente ce jour-là, c'était l'enclume de sa forge.
Lorkhan s'est occupé longtemps de la stèle de son vieux copain, malgré la rancœur. Parce que, si tout le monde s'accordait à dire que Loth Dalwen ne fut pas un mauvais homme, chacun disait que l'Ankou de cette année était particulièrement mauvais. Lorkhan ne se souvenait pas avoir enterré autant de personnes dans son cimetière, depuis qu'il en avait la charge.
La suivante lui déchirait le cœur. Le premier enfant de Duncan Bedwas et d'une des filles du vieux Gerrick. Le fossoyeur ne se souvenait plus de son prénom, le gardien du phare en avait pléthore. Il savait juste que c'était l'une de ses deux paires de jumelles. Celles qu'il confondait tout le temps, comme presque tout le monde au village. Concernant l'autre doublon, l'une était tombée de cheval lorsqu'elle était encore enfant, ce qui lui avait laissé une mauvaise claudication. Plutôt facile, de distinguer une boiteuse d'une marche-droit.
Le petit Duncan Bedwas, qui avait reçu le nom de son père (qui avait lui aussi hérité du nom de son propre père), n'avait pas encore connu son troisième hiver quand la mer l'a emporté. Pendant deux jours les habitants ont fouillé tous les environs du village, jusqu'à ce que Reuel, qui se rendait alors au phare pour éteindre la lanterne, a aperçu le corps de son neveu parmi les rochers. Selon lui, l'enfant avait l'air de dormir, comme s'il avait été délicatement déposé là par le ressac. Mais son teint bleu et sa poitrine gonflée ne pouvaient tromper personne à Caer Edyn.
Il n'avait pas fallu beaucoup de temps au fossoyeur pour creuser le trou du petit Duncan. Le sol était meuble à la fin du printemps, et le cercueil était minuscule. On pouvait enterrer des clébards dans des boîtes plus grandes que ça.
Oui, Lorkhan se souvenait de tous les corps qu'il avait inhumés. Depuis quarante-huit ans qu'il choyait ce qu'il appelait son cimetière, le vieil homme connaissait par cœur chaque stèle, chaque gravure. Il aurait pu citer chacune des épitaphes sans hésiter une seconde. Sa préférence allait à celui qui marquait la pierre fêlée d'une certaine Erwyn Selva. Femme passée de vie à trépas bien avant sa naissance.
Même morte je n'arrive pas à me taire.
Mais ça, Lorkhan vous aurait dit que c'était vrai de tous. Les défunts ne partent jamais vraiment, vous savez. Ils sont là, c'est juste qu'on ne peut pas les voir. Et s'ils restent, c'est grâce au fossoyeur qui entretient les tombes. C'était ça, le vrai travail de Lorkhan. Faire perdurer le lien entre les habitants du cimetière et les vivants. Grâce à lui, on pouvait rencontrer les morts durant la nuit de Samhain. Par les stèles et les offrandes, les âmes revenaient une nuit parmi les Hommes.
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