2 mai 2020 (La vraie vie des profs)
L’autre (chante) : « Ich bin von Kopf bis Fuß /Auf Liebe eingestellt,
Denn das ist meine Welt / Und sonst gar nichts.
Elle : - Was ist das?
L’autre : - Es ist ein Lied aus einem Film mit dem Titel "Der Blaue Engel". Ich habe es im Radio gehört.
Elle : - "Der Blaue Engel"? Hat jemand einen Film über mich gedreht?
Moi : - Eh bien on chante aujourd’hui ! Vous êtes d’humeur guillerette ou vous me narguez, Madame von Gräfin ?
L’autre : - C’est Von Grillplatz. Vous le faites exprès, ma parole ?
Moi : - Oui. Vous n’avez qu’à être un peu plus sympa avec moi.
L’autre : - Hum ! (Après un silence) À part ça, heu, vous, ça va ? Bon week-end ?
Moi : - Mmm, j’ai passé une bonne partie de l’après-midi à mouliner l’examen que je dois donner à mes étudiants de fac dans moins de deux semaines.
Elle : - Tu fais ça un samedi ?
Moi : - Boh, samedi, dimanche, lundi… Quelle différence ça fait, au fond ?
Elle : - Si tu le prends comme ça…
Moi : - Je peux vous dire que ce n’est pas simple : il faut évaluer les chers étudiants à distance, c’est-à-dire les contrôler sur tout ce que nous avons fait durant le cours et leur faire passer avec ça un test de compréhension orale. Je leur ai concocté "Zi exam from hell." Je suis très fière de moi.
L’autre : - Allons bon.
Moi : - Tout d’abord j’ai réussi à insérer des petites cases à cocher dans un document Word pour en faire un questionnaire interactif, et rien que ça a illuminé ma journée. C’est beau. C’est la Chapelle Sixtine du QCM.
L’autre : - Merveilleux.
Elle : - Mais de quoi elle parle, là ?
L’autre : - J’en sais rien, je ne sais même pas ce qu’est un document Oueurde…
Moi : - Et puis avec moi, ils vont en baver.
Elle : - Pourquoi les faire baver ? Un trimestre d’anglais avec toi, n’est-ce pas assez pour ces jeunes ?
Moi : - Nan. L’un des objectifs de l’examen final, c’est de leur faire comprendre ce vers quoi ils vont.
Elle : - La deuxième année ?
Moi : - Non, Marie-Apolline. Il faut voir plus loin.
Elle : - Le mastère ?
Moi : - Non : leur vie professionnelle. Principe number one : ils sont pas là pour kiffer la life. Il faut les préparer au plus tôt à ce long chemin de croix qu’est la vie adulte.
Elle : - Uuuuuh.
L’autre : - Pourquoi les déprimer d’emblée ?
Moi : - J’estime qu’il est temps que ces jeunes apprennent la vérité : la vie, c’est un peu d’amour et beaucoup de factures.
L’autre : - Vous oubliez les gardes alternées.
Moi : - Vous prenez des leçons de vie avec votre propriétaire, vous…
L’autre : - On est comme ça, nous les voitures. On a des dons exceptionnels d’observation.
Moi : - Et une modestie à toute épreuve, à ce que je vois.
Elle : - C’est moi ou vous vous cherchez toutes les deux depuis quelques jours ?
Moi : - Ta voisine de parking est de plus en plus désagréable.
L’autre : - Quelque chose me dit que les humains n’aiment pas être dominés, physiquement ou intellectuellement.
Moi : - Comment dit-on pour les voitures ? Vous ne pouvez pas attraper la grosse tête, ni avoir les chevilles qui enflent, ni avoir quoi que ce soit qui vous monte au cerveau…
L’autre : - C’est à force de fréquenter des humains. Votre mauvais esprit finit par déteindre sur nous.
Elle : - En fait, il faudrait que personne nous approche. Comme ça, on resterait gentilles.
L’autre : - Je crois que tu viens de sortir une bêtise plus grosse que toi.
Elle : - Pourquoi ?
L’autre : - Comment veux-tu rouler sans conducteur ?
Elle : - Oh.
Moi : - Eh ben oui, c’est un peu interactif, nos rapports, non ? N’oubliez jamais que le vrai pouvoir est entre nos mains
Elle et l’autre : - La clef de contact ! Ça va, on sait !
Moi : - Avec laquelle je peux rayer votre peinture, d’ailleurs.
Elle : - Heu, tu disais à propos de tes examens ?
Moi : - Ouais, vaut mieux changer de sujet, t’as raison… Je disais que je voulais préparer les jeunes à la vraie vie. C’est pourquoi je vais systématiquement sous-noter les filles par rapport aux garçons, histoire de bien les préparer à leur future carrière professionnelle. Dans le même ordre d’idées, je vais leur coller deux ou trois choses qui n’ont pas été étudiées en classe, pour que les étudiants sachent ce qu’est une promesse non tenue, car ce n’est pas ce que je leur ai dit quand ils m’ont posé des questions sur le test. Après tout, ils sont déjà en âge de voter ; il est temps qu’ils apprennent à se familiariser avec le concept des engagements en peau de lapin. Enfin, la session par visioconférence sera filmée, afin de les habituer au flicage et aux caméras de vidéo-surveillance.
Elle : - Très pédagogique, ton truc !
L’autre : - Et comment pouvez-vous vous assurer qu’il n’y aura pas de triche ?
Moi : - C’est l’aspect le plus compliqué et c’est pour ça que je passe beaucoup de temps à concocter le test, pour essayer de le verrouiller au maximum. Je sais néanmoins que je ne suis pas à l’abri d’un ou d’une élève qui aura son smartphone sur les genoux, auquel cas il ou elle ne manquera pas de laisser échapper un ricanement qui voudra dire "Ouah l’aut’, comment elle a rien vu !" D’où l’intérêt de tout enregistrer.
L’autre : - Ça fait un peu Big Brother.
Moi : - C’est tout à fait ça : Big Sister is watching you.
Elle : - Vous revoilà à parler de choses auxquelles je ne capte rien.
L’autre : - Big Sister beobachtet Sie. Es ist aus einem Buch.
Elle : - Ach so…
Moi : - Bon, je vais voir si je ne peux pas encore agrémenter le formulaire de réponses au test par d’autres petites choses à cliquer ici et là, c’est trop marrant, ça. Oh, mais j’ai une idée… Ce serait drôle que l’on puisse, comme dans un diaporama, faire apparaître ou disparaître des phrases. Ça ajouterait bien du piquant à l’affaire.
Elle : - Eh bien ! Je ne t’ai pas vue aussi enthousiaste depuis la visite du cimetière britannique de Rœulx !
L’autre : - C’est ça, la psychologie des profs. Ils sont capables de s’enflammer pour ce qui est un cauchemar aux yeux du reste de l’humanité : les examens de fin d’année.
Moi : - C’est parce que nous sommes du bon côté de la barrière. L’examen, c’est l’ultime chose qui reste au prof pour exercer sa domination sur ses élèves. C’est l’un des rares moments de l’année où on peut se venger en toute impunité des deux ou trois hyperactifs dyslexiques et boutonneux qui nous ont gâché la moitié de nos cours, et pas seulement parce qu’ils luisent comme du cantal abandonné en plein soleil tellement ils ont la peau grasse. (Après un silence) Bien ! Mes amies, chaque matin nous est donné une certaine dose d’énergie disponible pour la journée. À chacun sa façon d’employer cette énergie, soit à des buts destructeurs, soit pour construire. Ceci étant posé, je vous laisse réfléchir de quel côté penche ma mission éducative… »
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