30 novembre 2020 (Les sous-doués)
Moi : « Mais enfin ! "Au maximum", ça veut dire en principe "télétravail pour tout poste télétravaillable" ! Donc obligatoire sauf dérogation ! Pourtant, à la fac, "au maximum" est apparemment interprété comme "dans la mesure de ce qu’on voudra bien faire pour ne pas être trop ennuyés par les pouvoirs publics" !
Elle : - Oh, ce n’est pas la peine de crier autant ! Tout ça signifie…
Moi : - … que je crois qu’ils ont tout à fait compris que le télétravail devait être utilisé au maximum quand Macron a décidé de fermer les universités, mais qu’ils n’en font rien ! Ça me fait penser aux expressions "réduire au maximum la pollution" quand on a simplement diminué son empreinte carbone de 0,5 %, ou encore "éviter au maximum un plan social" quand les carottes sont déjà cuites mais qu’on ne veut pas trop le montrer.
Elle : - Pourquoi ? C’est honteux de faire cuire des carottes ?
Moi : - Ouais, c’est ça.
Elle : - En tout cas, tu peux râler, ça ne change rien d’un lundi à l’autre. Tu dois y aller.
Moi : - Comme tu le vois.
Elle : - Prends le bon côté des choses : tu n’es pas contente de revoir le boulevard du Breucq ?
Moi : - Le périph’ est de Lille a depuis longtemps perdu son charme à mes yeux.
Elle : - Mais-mais-mais ! Tu es d’un difficile !
Moi : - Il me semble qu’il y a mieux qu’une balade à 70 à l’heure entre deux murs anti-bruit grisâtres et sous le crachin ! Pardon de faire la difficile !
Elle : - Bah, il y a une bonne concentration de dioxyde de carbone dans le coin…
Moi : - Chacun ses plaisirs ! En fait, si je rouspète, c’est parce que je pense n’avoir jamais eu à ce point le sentiment de l’inutilité de ce que je fais.
Elle : - Toi, t’as pas envie d’aller faire cours !
Moi : - Non, ce n’est pas ça. Je me demande si le diplôme de mes étudiants va rimer à quelque chose cette année. Déjà qu’ils ont eu leur baccalauréat dans une pochette-surprise…
Elle : - Qu’est-ce qui te fait dire ça à propos de leur diplôme ?
Moi : - Avec le système de présentiel en demi-jauge, on ne peut leur enseigner que la moitié de ce qui était prévu. Donc leur diplôme ne va pas sanctionner le même niveau de connaissances que d’habitude. Et ce n’est pas extra pour moi non plus : comme j’ai deux groupes d’étudiants à qui je dois assurer le même enseignement, avec le dédoublement des classes, je me vois obligée de faire quatre fois le même cours.
Elle : - Tu vas finir gâteuse.
Moi : - Ah, le gâtisme professoral… La sénilité enseignante… La dégénérescence pédagogique… Dieu sait comment je vais finir…
Elle : - Non mais arrête, tu te fais du mal, là.
Moi : - Si j’avais un peu de courage, je leur parlerais vrai, aux chats-chats.
Elle : - C’est vraiment curieux que tu les appelles des chats-chats, tes étudiants…
Moi : - C’est en lien avec mon rapport amour-haine avec les chats.
Elle : - ″Rapport amour-haine″, que tu dis ! Wouf ! C’est bien toi qui y es allergique ?
Moi : - Oui, c’est pourquoi je les trouve très mignons, mais seulement à distance.
Elle : - Tes étudiants aussi ?
Moi : - Pas tout à fait, mais depuis la pandémie, j’apprécie la distance. En tout cas, ça me fait un peu mal de les encourager à faire les exercices d’écoute sur cette merveille technologique qui s’appelle l’″ENT de l’Université de Lille″, quand je sais déjà que l’épreuve orale ne figurera pas à leur partiel, toujours à cause des casques audio qu’on a virés des labos de langues et autres salles multimédia par mesure d’hygiène.
Elle : - L’ENT ?
Moi : - Ah oui, que je t’explique… Cette année, les acronymes se reproduisent comme des lapins… L’ENT, ça veut dire Environnement Numérique de Travail, ou plutôt Équipement Non-coopératif et Tuant.
Elle : - À ce point-là ?
Moi : - Nan, j’exagère. Dix mois de pandémie m’ont fait gagner dix ans en connaissances informatiques. Je disais donc que si j’avais un peu de témérité ou d’honnêteté, je leur dirais, à mes chats-chats, qu’après une année de terminale bousillée et avoir passé l’épreuve de Parcoursup, ils vont avoir une première année d’études foutue.
Elle : - Parcoursup ?
Moi : - C’est une appli qui t’apprend à faire des vœux, même quand ce n’est pas la saison. Bref, avec une année universitaire au suspense haletant – pas un cours sans que je dise aux chats-chats ″À la prochaine fois… Enfin peut-être″, soumis que nous sommes aux aléas de la maladie, aux directives et aux contre-directives – et un rien chaotique, avec de surcroît des programmes amputés, les étudiants n’ont pas l’enseignement qu’ils méritent. Ils sont partis sur une mauvaise base, et ça continue.
Elle : - Et tout ça pour ne pas être sûrs de trouver du boulot à la sortie des études…
Moi : - Ah mais non ! Là, tu te trompes lourdement ! Des étudiants en génie biologique, ce sont de futurs laborantins, et partis comme on est, ils vont être très demandés. Mais auront-ils acquis entretemps les compétences qu’il faut pour exercer leur métier ?
Elle : - On va se faire un peu peur avec eux, quoi…
Moi : - Il faut juste se demander si on va avoir besoin dans les prochaines années de gens correctement formés pour faire des analyses dans les laboratoires.
Elle : - Heu, peut-être, non ?
Moi : - Et encore, c’est rien à côté de la prochaine fournée. Si je fais encore cours aux premières années l’an prochain, ça risque d’être pire. Je me suis aperçue que les bacheliers 2021, c’est la génération née en 2003.
Elle : - Et alors ?
Moi : - Et alors ?!? Tu es beaucoup trop jeune pour avoir connu ça, mais 2003, p’tite Maguette, c’était l’année de la canicule ! Ça veut dire qu’ils ont eu le cerveau fondu dès le départ !
Elle : - Han ! Tous leurs circuits ont été niqués !
Moi : - De toute façon, on fait les cons avec les jeunes en ce moment. Tiens, pour te donner un exemple, la fac a fermé tous les lieux où on peut se réunir, y compris les cafétérias et les salles où on peut se détendre. Ils peuvent toujours s’acheter un sandwich, mais ils n’ont pas d’endroit où le manger. Résultat, certains vont s’entasser dans des voitures pour manger leur repas. Et c’est ainsi que sont favorisées certaines contaminations. Et en fin de compte, les voitures deviennent des clusters.
Elle : - Les voit… ??? Tu plaisantes, là, dis ? »
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