18 février 2021 (La mauvaise éducation)

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Moi : « Il est très sympathique… Il doit avoir la quarantaine… Ça fait du bien de parler à quelqu’un de positif. J'ai tout de suite senti que les choses allaient être faciles avec lui. Enfin quelqu’un qui ne râle pas ! Mais ne le prends pas pour toi, hein, p’tite Maguette !

Elle : - Non, je comprends que tu aies besoin de parler à d’autres humains. Tu ne peux pas passer ta vie à causer seulement à ta voiture.

Moi : - Encore heureux.

Elle : - Maintenant, savoir si tu me ranges dans la catégorie des gens qui râlent tout le temps… Et donc, ce type ?

Moi : - Il est espagnol, il est en France depuis 2012. Il est très content d'être ici.

Elle : - Il y aurait donc des étrangers qui aiment la France… Fichtre !

Moi : - Ne sois pas si sarcastique. Certaines personnes se sentent bien ici, tu sais.

Elle : - Il habite où ?

Moi : - À Grenoble.

Elle : - Ah ? Et c’est pas un problème ?

Moi : - Pas vraiment. Avec la visio, on peut faire beaucoup de choses.

Elle : - Magie de la technologie moderne.

Moi : - Tout n’est pas parfait, hein, mais c’est vrai que ça aide… Il m’a dit que sa femme est aussi espagnole.

Elle : - Ah, il est marié ?

Moi : - Ben oui, la plupart de mes stagiaires le sont. Quand on fait cours à des adultes, ça arrive souvent.

Elle : - OK… Et son niveau d’anglais ?

Moi : - Il ne fait pas d’anglais avec moi, mais du français langue étrangère. Il se débrouille déjà très bien et fait peu d’erreurs. Cela dit, je ne sais pas si je vais résister à l’envie de me venger sur lui de tous les cours d’espagnol que j’ai subis dans ma jeunesse.

Elle : - Quoi ? On se refait une séance à parler de nos traumas – enfin plutôt des tiens d’ailleurs ?

Moi : - Il ne s’agit pas de traumas, ce sont plutôt des souvenirs qui remontent à la surface. Apprendre l’espagnol dans les années 80, Pucette, n’était pas pour les petites natures.

Elle : - Comment ça ?

Moi : - Moins de dix ans après la mort de Franco, mes profs d’espagnol étaient encore très marquées par tout ce qui touchait à sa dictature.

Elle : - Mouif ? Dictature ? C’est un mot qu’on entend parfois ces jours-ci…

Moi : - Une dictature, c’est… Par exemple, dans une dictature, on n’attend pas comme aux États-Unis trois semaines pour connaître le résultat des élections. Et en fait tout y est beaucoup plus expéditif, surtout la justice. Alors voilà, on a commencé par étudier quelques textes sur la guerre civile espagnole. Puis on a poursuivi avec quelques vers de Federico García Lorca, fusillé par les franquistes. Pour enchaîner avec la découverte de l’œuvre d’Antonio Machado, mort en exil à cause du franquisme. Pour varier un peu, on regardait des films de Carlos Saura, réalisateur anti-franquiste. On a poussé un soupir de soulagement quand on est passé à l’étude de l’Amérique latine. Hélas, la détente fut de courte durée. Au mitan des années 80, l’Argentine était une dictature militaire, le Paraguay et le Chili étaient des dictatures d’extrême-droite, Cuba était une dictature (mais de gauche), l’Uruguay et la Bolivie sortaient à peine de la dictature, le Salvador et le Guatemala étaient en pleine guerre civile. Quant au Mexique, eh bien, il se trouvait déjà près des États-Unis. On avait droit de temps en temps à quelques vignettes de Mafalda, avant de nous pencher sur la pauvreté des Indiens du Guatemala ou un retour sur l’Inquisition espagnole. C’était comme un concours du sujet le moins fendard possible. Mais il y avait toujours Mafalda. Et puis un jour, notre prof nous a dit que ça suffisait avec les petites bédés, et on a étudié derechef les estampes de Goya intitulés "Les désastres de la guerre".

Elle : - Et vous aviez droit à une cellule d’aide psychologique après tout ça ?

Moi : - Non. Mais je me souviens m’être dit à la veille du bac que je pouvais disserter du problème de la réforme agraire en Amérique centrale mais ne pas savoir comment demander un plein d’essence en espagnol.

Elle : - Pourtant c’est vachement important, un plein d’essence !

Moi : - Après ça, c’est sûr que je n’ai plus jamais vu le monde hispanique du même œil. Je ne sais pas si je vais lui raconter tout ça, à mon Espagnol…

Elle : - D’après ce que tu me dis, on finit par comprendre pourquoi il préfère vivre en France.

Moi : - De l’eau a coulé sous les ponts depuis… L’Espagne est devenue plus fun, avec le cinéma d’Almodóvar, les tapas et les boîtes à Ibiza. Bon d’accord, rien n’est parfait cependant. Les Espagnols ont gardé leur drapeau qui fait mal aux yeux, leurs indépendantistes basques, catalans, que sais-je encore, et ils s’amusent parfois à nous battre en foot. Ils sont donc fatigants à leurs heures perdues et on peut tout à fait les détester pour avoir inventé le concept de la "remontada". »

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