Elle : « Eh bien ! Tu prends l’air à cette heure-ci ?

Moi : - Mmm, j’en ai marre de la télé.

Elle : - Qu’est-ce qu’elle a, la télé ?

Moi : - Depuis quelques jours, elle ne nous montre que des cafetiers en train de nettoyer leurs tables. C’est d’un passionnant ! T’as pas idée ! Je crains que ces reportages reflètent surtout la vie de ceux qui les font, d’ailleurs.

Elle : - C’est que c’est demain le grand jour !

Moi : - Ah non, hein, tu vas pas t’y mettre toi aussi ! Ça fait bientôt une semaine que nous sommes conviés à partager le bonheur dégoulinant des bistrotiers qui vont pouvoir vendre à nouveau des bières pression éventées à trois euros.

Elle : - Et après, on va se plaindre du prix de l’essence… Non mais blague à part, t’as un vrai problème avec le bonheur des gens, toi !

Moi : - Pardon, excuse-moi ! Si en 2021, le bonheur ultime c’est de risquer de choper un sale truc en postillonnant ″Ouaaaaiiiis c’est la fête″ sur ses camarades de biture, c’est que la pandémie nous a fait sacrément revoir nos critères à la baisse !

Elle : - C’est ce que je disais : tu vires à la vieille conne.

Moi : - C’est bien parce que c’est toi et que te donner des coups de savate me ferait plus mal qu’à toi, mais on voit que tu n’es pas comme moi à astiquer les verres, à penser organisation des tables, à épousseter les chaises, à laver les sols, à installer des cloisons, à déployer les parasols, à me demander si je peux utiliser du plexiglas – et j’en passe –, depuis une semaine. Les médias nous bourrent tellement le mou que je me demande comment je fais pour ne pas en rêver la nuit. La vie de patron de bar m’épuise.

Elle : - Mais j’ai cru comprendre que les cafés, c’est la qualité de vie à la française !

Moi : - Là, des siècles de culture et d’Histoire s’effacent devant l’expresso d’″Au rendez-vous des amis″. (Soupirant) Depuis novembre 2015, la France s’est choisie une nouvelle devise : liberté, égalité, terrasses. Fin 2015, se cailler en doudoune sur une terrasse, c’était faire la nique aux terroristes. Au printemps 2021, résister au crachin à la devanture d’un café, c’est faire la nique à la pandémie. Autrement dit, le nouvel esprit de résistance hexagonal, c’est ″météo France, rien à cirer – moi, je prends mon café″ ! À moins que ce ne soit tout simplement le plaisir de respirer les gaz d’échappement des voitures et faire des commentaires sur les gens qui passent devant les terrasses…

Elle : - En fait, tu es jalouse parce que personne ne t’invite à boire un verre.

Moi : - Non, je suis juste consternée que l’on ose comparer la réouverture d’un certain nombre d’établissements à la Libération – celle de 1945.

Elle : - Il y avait un virus en 1945 ?

Moi : - Seulement la peste brune. Rien de comparable. Encore que toutes les télés nous chantent en ce moment le couplet ″Les terrasses outragées ! Les terrasses brisées ! Les terrasses martyrisées ! Maiaiaiaiais les terrasses… déconfinées !…″

Elle : - Ah, c’est beau…

Moi : - C’est un rien bébête, oui ! Tout ça pour célébrer le retour des mendiants roumains, des conversations à deux balles, des guêpes qui se noient dans les fonds de verre et des pigeons gras galopant au ras du bitume !

Elle : - On a compris que tu allais faire ta grincheuse demain. Pourtant, moi je trouve rafraîchissant tous ces gens qui sont contents dès qu’ils peuvent faire chauffer leur carte bleue. À moins que tu n’ailles au ciné, faire du shopping, voir une expo ou un match de foot ?…

Moi : - Un match de foot ! Et puis quoi encore ? Tu m’as déjà conduite au stade ?

Elle : - Nan.

Moi : - Et puis moi, demain, je bosse !

Elle : - Aaaah voilà ! Tout s’explique ! »