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Car Edward, derrière son journal du mois dernier ouvert chaque jour à la même page, avait rapidement perçu le dangereux penchant du couple. Il eut à peine besoin de tendre l’oreille pour saisir le lancinant abîme ouvert sous leurs pieds, pour deviner le désert sentimental qui remplaçait la saine affection. Et la poignante volonté d’y remédier, quel qu’en soit le prix. C’était peut-être le plus touchant, chez ce couple de succubes, que ce terrible souhait de subir, souffrir, mordre et blesser pour ne pas être seule. Elles préféraient se haïr, se mépriser, et se déchirer plutôt que de s’éloigner, et Edward y mesurait l’empreinte européenne du tragique, doublé d’une palpitante amorce du drame auquel il comptait bien assister.
Il voyait assez peu Elizabeth, parfois à l’extrême dénouement de ses actes solitaires, où elle s’arrangeait pour se faire surprendre en compagnie d’une conquête. Souvent en voyage, ses plus beaux achèvements semblaient se dérouler ailleurs. Elle visait le prestige, emplissait ses bras de noms ronflants. Edward, plutôt indifférent à la culture de haute volée, ne reconnut dans ses diatribes que les patronymes d’une chanteuse d’opéra et d’une dramaturge à la mode.
Lucrezia, en revanche, chassait sur ses terres, il était en mesure de suivre chacune de ses scènes. Elle pouvait être hypnotique, mais utilisait systématiquement des mêmes truchements, des mêmes pièges. À force de l’observer, Edward pu constater à quel point son numéro était bien rodé.
L’Italienne était plus sournoise, plus redoutable que sa compagne, quoique bien plus vulnérable puisqu’en guise de prestige, elle cherchait l’affect. Elle ferrait sa prise où elle le pouvait, puis l’amenait dans le café. Edward, ici, pouvait l’entendre. Elle parlait si bien, cette femme ; elle assommait de mots doubles, fondant comme des sucres, martelés de quelques expressions en italien ou français. Elle ne multipliait pas les amantes, mais assurait son empire sur une seule le temps de l’absence d’Elizabeth. Elle faisait du café le centre névralgique des rencontres, avant ou après celle des corps, puis, abandonnait avec une trompeuse réticence l’objet de ses attentions. La proie déboussolée se mettait alors à faire le pied de grue dans le café, zieutant chaque client dans l’espoir de la voir. Puis la voyait toujours, arrivant après quelques semaines au bras de sa conjointe. Scène larmoyante, accès de colère ou pathétique déclarations s’ensuivaient, tandis qu’Elizabeth d’un air mi-lassée, mi-goguenarde, se pourléchait presque les babines.
Edward commençait à bien les connaître, ces odieuses et adorables créatures, et réalisa avec étonnement que Lucrezia semblait souffrir de ces épanchements démultipliés, de ces jalousies factices jouées et rejouées au détriment de pauvres hères pour qui le jeu n’existait pas. C’était bien en cela qu’elle était dangereuse, parce qu’elle finissait par croire à ses propres mascarades. Et Elizabeth, jouissant d’abord des petites cruautés, ne manquait pas d’observer avec inquiétude les plis authentiquement douloureux tordant la merveilleuse bouche de Lucrezia. C’était sans doute à cela que tenait le fragile fil de leur relation putréfiée, à cette conscience qu’au-delà de leur théâtre pervers, tous les acteurs ne jouaient pas la même pièce.
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