Partie 1 : Les Prémices : Introduction.
Je m’appelle Magnus Ordson. Je suis né le dix-huit mars mille neuf cent soixante-huit, à Charleroi, en Belgique. Oui, je sais… Le prénom et le nom ne sonnent pas très belges. Allez comprendre ! La Belgique est célèbre pour ses surréalistes…et pour son humour à la belge ! Quoi qu’il en soit, je suis bel et bien belge. Un belge affublé d’un prénom et d’un nom nordique… Allez comprendre !
Charleroi, ce n’est ni Paris, ni Bruxelles, ni Saint-Pétersbourg, ni Londres, mais une ville industrielle, pauvre et grise. Elle a même été qualifiée, injustement d’ailleurs, de ville la plus moche du monde. Qu’importe ! C’est ma ville. Ma terre. Mes racines. Toutes les racines prennent force et vitalité, meurent et pourrissent au même endroit. Là où elles ont pris pied et vie. Que le lieu soit paisible ou non, quel que soit le cadre de vie, il y a toujours la promesse du jour et de la lumière.
Une ville, c’est un peu comme une famille. Nous y trouverons de belles choses, des aires de repos, de répit, de douceur et des endroits moins chaleureux, plus sombres, plus sales, plus dangereux. Des champs de bataille, même parfois. Il y aura des artères que nous emprunterons régulièrement et que nous connaitrons parfaitement et des ruelles plus profondes et sombres dont certaines ne se révèleront même jamais à nous. Nous nous promenons dans notre ville comme dans notre famille. On ne s’attarde plus aux détails de ce que l’on voit au quotidien, de ce devant quoi nous passons tous les jours. Mais on ne connaît jamais que les abords extérieurs et, à part quelques exceptions, on ne connaît jamais l’intériorité de l’ensemble des immeubles que nous voyons pourtant tous les jours. Et on s’y promène en l’aimant. Souvent mal. Toujours de manière imparfaite. Parfois même sans le savoir. Qu’elle soit belle ou non, elle est le paysage dans lequel nous allons, à défaut de nous y fondre, nous y construire. Elle ne nous façonnera pas. Comme le lierre, nous allons nous frayer un chemin grâce aux aspérités, aux failles, aux saillies que nous rencontrerons au fil de notre croissance et de notre vie. Nous nous construirons, nous nous structurerons et nous nous forgerons en fonction d’elle et non par elle.
Aujourd’hui, j’ai la cinquantaine bien tassée et il me plaît de vouloir jeter un œil dans le rétroviseur de ma vie. « Plaire » est un grand mot. Peut-être même un gros mot comme une injure à la motivation profonde qui me pousse à le faire. Mais entre l’injure du mot et celle que la vie me fait, qu’elle est la pire ?
Plus que me « plaire », j’en éprouve le besoin. Un besoin viscéral. J’ai cette étrange sensation, ce sentiment bizarre, comme un signal que je ne parviens pas à interpréter - c’est chiant une langue que l’on ne comprend pas ! – qui me nargue depuis tout un temps. Pas des jours. Pas des semaines. Encore moins des mois, mais des années ! Une petite voix insidieuse, intérieure, perfide qui, inlassable et insistante, semble me dire qu’il est temps. A croire qu’elle me défie, me jette le gant, m’invite au duel, à la confrontation, à la rencontre avec moi-même. Mais qu’en sais-je ? Elle me parle un idiome inconnu. Mais elle revient, toujours.
Quand quelqu’un se montre insistant, même après l’avoir chassé, ignoré, menacé, même après l’avoir molesté, même après l’avoir fui… même si on ne le comprend pas, c’est qu’il doit y avoir une raison. Du moins est-ce ce que je me dis. Mais temps pour quoi ? « Pour avancer » semble vouloir me dire cette petite voix. Pourtant, ce n’est pas en allant à reculons, dans le passé, que j’avancerai. Et la voilà, cette putain de voix qui ne cesse de me casser les pieds, de me torturer les tripes qui me dit : « Sans ce retour, tu n’avanceras pas ! » Je n’avancerai pas ? Mais je n’avance plus de toute manière !
C’est vrai que je n’avance plus. Pourtant, j’ai cette impression fausse qui me dit que je continue à aller de l’avant. J’ai une vie de couple épanouie que vient pimenter l’adolescence d’un gamin de quinze ans. Mais si ce n’était qu’une impression de façade ? Un bluff que je me ferais à moi-même sur la table de poker de ma vie ? C’est ce que ce doit être. Je sais (ou je sens, allez saisir la nuance !) au tréfond de ce qui fait ce que je suis (ou suis devenu…encore une nuance à saisir…Putain que c’est chiant et ambigu les nuances !) que je n’avance plus. Quelque chose bloque. Or, si quelque chose bloque suffisamment que pour m’empêcher d’avancer, c’est que quelque chose est. Le tout est de savoir quoi, où, quand, comment et pourquoi ? Tu parles d’un taf !
La pelote est pleine de nœuds. Ça ne va pas être facile. Mais si je veux avancer, ce n’est pas en restant sur place que j’y arriverai. Je sais que certains me diraient que j’aurais bien besoin d’un psy. D’ailleurs, certains me l’ont déjà dit. Les premiers furent mes parents pour qui j’ai de sérieux problèmes. Mais venant d’eux, j’ai du mal à l’admettre. Je ne sais pas s’ils l’ont dit en pensant à mon bien (le meilleur des cas et le plus espéré de mon être), en pensant à leur tranquillité d’esprit en espérant que le psy ignore la source des problèmes et que tout soit donc, évidemment et forcément de ma faute (le plus probable des cas du moins en ce qui concernaient leurs espérances) ou s’ils cherchaient à me blesser tout simplement (je n’ai toujours pas de réponse à cette question). Bref, à l’exception de mes parents, ceux qui me diraient que j’aurais peut-être besoin d’un psy auraient raison. Non pas que je sois déséquilibré. Quoi que… Qu’est-ce qu’être équilibré ou déséquilibré ? Au regard de quoi ? De qui ? De quelles références ? Bref, ils auraient raison. Enfin, je le pense. Je suis convaincu que ces mécanos des psychés cabossées sont assez doués pour pointer le doigt là où il le faut. Ou pas. Mais voilà… En psyché comme en bagnole, il en va de même. Il faut trouver le bon mécano qui ne soit pas un bricolo du dimanche qui rafistole tant bien que mal et à cause de qui, au premier virage un peu serré, on se retrouve au fossé parce que la réparation n’a pas tenu.
J’ai cinquante ans bien tassés. Je traîne ma vie depuis cinquante-cinq ans. Enfin, pas ma vie. Mon passé n’est qu’une partie de ma vie. Et je n’ai pas le sou pour pouvoir le claquer et me faire aider par un psy. Pas de bras, pas de chocolat. Pas de sous, pas de psy. Et tu te démerdes comme tu peux. J’ai donc décidé d’entamer ce retour sur le passé avec mes moyens. Ce sont mes souvenirs, à défaut d’argent et de psy. Dans cette démarche, un psy, c’est comme un phare au loin qui guide les bateaux perdus dans le noir. C’est comme une bouée à proximité des récifs qui tinte ou éclaire pour avertir du danger immédiat et invisible d’une roche qui affleure à la surface de l’eau. J’ai comme l’impression que je vais naviguer en eaux troubles, sans guide, sans rien d’autre que mes souvenirs et ce que j’en retirerai, ce que j’en déduirai, sans un regard neutre et objectif qui me dirait : « Non, Magnus, tu déconnes là. C’est toi qui es responsable du truc là. Pas machin. En revanche, là, oui tu as raison ! C’est un gros enfoiré ce connard ! »
Pas de guide, pas de phare. Tant pis si je me vautre sur les récifs qui se présenteront. Tant pis si je me casse la gueule dans une crevasse de l’âme ou du cœur si profondément qu’on ne me retrouvera peut-être jamais. La traversée est périlleuse, délicate et semée d’embuches. Merde ! Me voilà comme ces naufragés qui dans leur fol exil traversent la méditerranée au mépris de tous les dangers, avec comme seule lueur d’espoir un meilleur lendemain. Naufragé de mon passé, il est temps que mon exil prenne fin. En espérant juste ne pas m’y perdre, m’y noyer et y disparaître. Putain de galère !
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