Amaia
Inspiration... Relever la tête, ouvrir les yeux.
Tendre les bras... Créer une vague, d'un bras à l'autre en passant par les épaules.
Déhanchement. Gauche. Droit. Bouger en rythme.
Les jambes suivent et le corps se lance.
Gestes impeccables. Mouvements rythmés.
Respiration... Ne pas oublier de respirer.
Les bras décrivent de grands arcs. Virevolter, sauter, être légère.
Impulsion. Enchaîner les figures.
S'arrêter. Souffler. Saluer.
Sac de sport sur l'épaule, Amaia met un dernier tour de clef à la salle de danse.
Encore une journée qui s'achève et, comme chaque soir, elle doit entreprendre le parcours du combattant qui la ramènera chez elle... Marche, métro, bus, RER, marche...
Ses journées passent bien trop vite à son goût.
Elle vit quand elle danse, le reste ne compte pas. Ce qui se passe entre ses entraînements et les cours qu'elle donne n'a aucun intérêt à ses yeux... Pire, elle redoute ces moments.
Elle descend les escaliers de marbre du conservatoire où elle a eu la chance de se voir octroyé un créneau pour donner des cours. Ce n'était pourtant pas gagné. Il y a quelques années, l'enseignement du hip-hop au prestigieux Conservatoire Supérieur de Danse aurait été une blague. Mais Amaia a bataillé et gagné le respect de ses pairs, elle est désormais acceptée et reconnue dans le milieu de la danse. Elle ne peut éviter les regards condescendants de certains de ses collègues ou de parents amenant leurs enfants aux cours classiques. Sans compter les remarques discrètes sur la discrimination positive ou les blagues à tendances racistes... Mais peut-elle vraiment leur en vouloir ? Elle même traverse avec dédain lequartier bourgeois où se trouvait le Conservatoire . Elle presse le pas sur le trottoir bien trop propre et vidé de ses occupants indésirables... Les SDF, mendiants, vendeurs à la sauvette et autres « parasites » ne sont pas les bienvenus par ici...
Quelques bandes de jeunes traînent pourtant ici aussi. Bien plus chics, veste impeccable, coiffure branchée... Mais dans leurs bouches les mêmes allusions, les mêmes remarques sexistes... Elle les subit,comme chaque soir, sans rien dire. Il ne fait pas bon de provoquer les gosses de riches. Elle sert les dents et plonge dans les souterrains du métro.
L'attente sur le quai... La rame bondée. L'odeur de la sueur. Une main sur ses fesses. Elle se dégage et s'échappe à l'arrêt suivant. Ce n'était pas le sien mais tant pis. Elle attend le métro suivant en espérant ne passe retrouver avec un autre pervers. De métro en bus, de bus en RER, elle finit par rejoindre sa banlieue...
Elle s'y sent chez elle. Elle y a grandi. Mais elle doit affronter, ici aussi, les regards lubriques, les sifflements et les avances. « Tu devrais te sentir flattée ! » lui a t-on dit un jour... Un mec... Évidemment...Elle rejoint son bloc et grimpe les escaliers jusqu'au sixième étage. Un étroit couloir mène à son appartement.
Amaia vit seule. Dégoûtée des hommes, elle préfère se consacrer entièrement à sa passion. Aussi le mobilier est-il réduit à sa plus simple expression. Gagner de l'espace pour danser. Pas de téléviseur, ni de salon. Un coin cuisine sommaire et un espace chambre composé d'une armoire et d'un lit.
Mais depuis quelques temps maintenant, un étrange appareil est venu rejoindre le pied de son lit. Le kit de connexion à un univers virtuel, un univers que l'on peut rejoindre à travers ses rêves. Cadeau d'un de ses élèves du conservatoire. Chaque soir depuis qu'elle a reçu cette console, elle se réchauffe un plat préparé,vérifie ses mails sur son téléphone tout en mangeant puis se couche rapidement pour rejoindre ce monde où elle peut mener une autre vie... Le monde d'Agartha.
*********
Esus, la ville marchande. Amaia aime flâner dans ses ruelles colorées. Ville cosmopolite et vivante, l'animation y est présente à chaque heure du jour et de la nuit. Elle s'est construite sur des marécages et marque la séparation entre le Gwened, région féodale et austère au nord, et l'empire commercial de Kébara, au sud. D'un simple village de pêcheurs sur pilotis, elle n'a cessé de grandir et de prospérer, jouant sur son autonomie politique et sa situation idéale.
Amaia déambule au hasard des étales et des rencontres. Elle a pour habitude de danser sur les places publiques afin de gagner un peu d'argent, mais pas aujourd'hui. Elle profite de la douceur du temps et des sourires des marchands.
Arrivée sur une placette qu'elle connaît bien, elle s'arrête à l'ombre d'un arbre pour grignoter un fruit acheté sur le marché. Un sifflement, puis deux... Qu'elle ignore... Des rires gras finissent pourtant par lui faire tourner la tête. Non, pas ici... Un groupe de cinq hommes est attablé à la terrasse d'une auberge et la regarde avec insistance.
« Alors poupée, on s'ennuie ? » Poupée ? Franchement ? « On aurait bien quelques distractions à te proposer! »
_ Lâchez moi la grappe les mecs.
_ Oh, ça va... Fais pas ta farouche. »
Serrez les dents... Ne rien dire... Passer son chemin...
« Allez, viens avec nous ma jolie. »
Chaque jour c'est la même histoire... Même sur Agartha...
« Tu n'attends que ça. Ne me dit pas que les vêtements que tu portes ne sont pas fait pour aguicher ! »
Mais pas cette fois.
Amaia se dirige d'un pas décidé vers la table des lourdauds. « Regardez les gars, je vous l'avais bien dit... » Le plus grand des hommes est stoppé net lorsqu'Amaia lui arrache la bière des mains pour la vider lentement sur son crâne.
« Je ne suis pas TA jolie... Et ces vêtements, je les porte parce qu'ils me plaisent. Certainement pas pour attirer les cons dans votre genre. Point final. Maintenant je vous le répète : foutez moi la paix. » Sans plus prêter attention au groupe, elle s'éloigne de la terrasse, laissant les hommes un instant hébétés.
« Attends un peu salope... » Salope ? Le discours change si vite...
Ils se lèvent, l'un après l'autre.
« Aucune femme ne me traite comme ça... »
Le grand se saisit d'un impressionnant marteau, tandis que les autres hommes dégainent les uns une épée, un autre une paire de dagues et le dernier un arc.
« On va t'apprendre le respect... » Unilatéral j'imagine...
Amaia ferme les yeux.
Inspiration... Relever la tête, ouvrir les yeux.
Les hommes s'approchent, l'air furibond, les mains serrées sur leurs armes. Celui avec un arc encoche sa première flèche.
Tendre les bras... Créer une vague, d'un bras à l'autre en passant par les épaules.
Le plus proche d'entre eux, un maigrichon avec une épée, se retrouve projeté en arrière. L'archer arme son tir et décoche.
Déhanchement. Gauche. Droit. Bouger en rythme.
La flèche est déviée par un soudain mouvement d'air et termine sa course dans la cuisse de l'homme aux dagues.
Les jambes suivent et le corps se lancent.
La poussière et les feuilles au sol se mettent à tourbillonner. Les agresseurs sont obligés de se protéger les yeux mais continuent d'avancer.
Gestes impeccables. Mouvements rythmés.
Le second épéiste se jette sur Amaia, chaque coup porté est comme dévié par une lame invisible. « C'est une foutue élémentaliste ! » Le colosse au marteau s'approche à son tour et lève son arme. Une seconde flèche part... Et vient écorcher l'épaule de la danseuse.
Respiration... Ne pas oublier de respirer.
Le marteau s'abat violemment mais est stoppé net, à quelques dizaines de centimètres au-dessus de la tête dela jeune fille. Le choc surprend l'agresseur qui lâche alors son arme. Le marteau est éjecté et percute l'épéiste qui luttait encore contre les lames de vent.
Les bras décrivent de grands arcs. Virevolter, sauter, être légère.
La troisième flèche fait demi tour et se retourne contre l'archer. Elle se fiche dans son épaule en le faisant basculer en arrière. L'homme aux dagues, qui tentait de s'approcher malgré la flèche dans sa cuisse, est giflé par un souffle puissant et se retrouve plaqué contre un arbre.
Impulsion. Enchaîner les figures.
Seul le grand costaud est encore apte à se battre. Il sort un long scramasaxe de son dos et se jette sur Amaia.Sa lame ne peut l'atteindre. Le vent la protège, l'isole. Le métal percute l'air. L'air percute le métal. L'homme tient bon. Son visage est rouge de colère. La danseuse esquive, pare et contre-attaque. Il fatigue. Le vent double soudain de force et il se retrouve à devoir se défendre. Mais comment lutter contre une arme que l'on ne voit pas ? Un coup invisible vient le saisir dans le bas du ventre, un second dans la mâchoire. Il perd son arme et est éjecté en arrière. Il s'affale dans la poussière de la place.
S'arrêter. Souffler. Saluer.
Amaia sourit. Elle reprend tranquillement son souffle et regarde le groupe d'hommes déguerpir. Les spectateurs ne peuvent s'empêcher d'applaudir. Une femme seule, contre cinq hommes. Elle espère qu'il retiendront la leçon... Mais elle en doute. Peu lui importe en fait. Ici, elle peut se défendre. Sur Agartha, sa passion est devenue une arme.
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