Pouvoirs

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Je déteste la mer.

Ici ou ailleurs, je n'ai jamais aimé ça.

Voir cette étendue d'eau sombre et glacée m’oppresse. Me savoir au milieu des flots dans un grand cercueil flottant m'angoisse. Me sentir ballotté d'un bord à l'autre comme un vulgaire bouchon de liège au gré des envies de je ne sais quel divinité marine est encore pire…

Et cela fait des jours que ça dure.

Je ne me souviens plus exactement quand j'ai quitté clandestinement l'île d'Ogmios et ses tours d'ivoire, mais cela me semble une éternité.

Je suis venu sur Agartha pour trouver une autre vie, une vie où je ne serais pas un looser. La magie m'a alors semblé une voie intéressante pour acquérir pouvoir et notoriété. Mais j'ai vite déchanté… Des mois de cours barbants, de discipline stricte et de vie austère. Tout cela pour ne maîtriser que quelques sorts mineurs… Je comprends mieux pourquoi les magiciens sont si peu présents dans ce monde. Et ce n'est pas comme cela que j'imagine mon expérience sur Agartha. J'ai donc profité de l'escale d'un bateau marchand sur l'île jouxtant l'académie de magie pour négocier avec le capitaine et me glisser dans la cale.

Nous avons mis le cap au nord et longé la côte ouest des Hautes-Terres, territoire des korrils. Après une escale à Nechtan, dernier village portuaire korril avant le Mur des Nains et les Terres du Nord, nous nous sommes écarté des côtes par méfiance. De nombreuses légendes circulent sur les terres glacées qui se trouvent au-delà du mur. Les bateaux n'accostent jamais et prennent le large pour contourner ce territoire avant de franchir la Passe Froide et rejoindre la Mer des Lames qui dessert la côte est des Hautes-Terres, le pays d'Iwerzhon ainsi que le Fjordland. Le capitaine n'a pas su me dire d'où cette mer tenait son nom… Ou plutôt il m'a donné plusieurs versions. Cela pourrait venir des armes gisant au fond de ses eaux suite à de trop nombreuses batailles, des pirates sillonnant sans cesse cette mer à la recherche d'une proie facile ou des fréquentes tempêtes soulevant les flots et formant de véritables épées pouvant fendre la coque d'un navire…

Cette dernière histoire est celle qui m'inquiète le plus pour le moment. Le bateau dans lequel nous naviguons grince et s'agite dans tous les sens depuis que le vent s'est levé. Je vois le visage du capitaine qui s'est fermé et les hommes à la manœuvre. Je m’éclipse du pont où je me sens inutile et m'empresse de regagner ma couchette, un simple tas de paille dans un coin de la cale, non s'en m’être emparé d'un seau en sentant remonter mon dernier repas.

******

J'entends des cris sur le pont et dans la cale qui me réveillent en sursaut. Je ne me souviens pas m'être endormi… Disons que j'ai certainement tourné de l’œil à un moment ou à un autre… Le seau dans lequel je me suis soulagé à de nombreuses reprises est couché dans la paille, juste à côté de moi… L'odeur est insoutenable. Je me lève brusquement, honteux de mon état et m'empresse de changer de tenue avant qu'un marin ne vienne me réveiller.

Le bateau ne bouge presque plus et les hommes s'agitent, nous avons finalement atteint notre destination. Je récupère mes maigres affaires et traverse la cale en adressant de rapides signes de la tête aux marins que je croise et qui me dévisagent d'un air goguenard. Le capitaine est sur le pont, veillant au déchargement des marchandises. Il me toise, un petit sourire aux lèvres.

« Bienvenue à Hafgan, j'espère que le voyage ne vous aura pas été trop inconfortable ! »

Je prends alors le temps de regarder autour de moi. De hautes falaises entourent une baie gigantesque au centre de laquelle trône une île couverte d'une multitude de tours, de palais, de châteaux et de villas sur différents étages.

« Le Sidh, comme ils aiment l'appeler. La ville des élites, des financiers et des politiciens. Certains l'appellent « la banque d'Agartha ». Les gens qui vivent là-bas financent les grands projets de ce monde : entreprises, guerres, mafia,... Nous n'avons pas nos entrées là-bas. Les gens comme nous se limitent au Croissant. »

D'un geste ample du bras il désigne la ville s'étendant aux pieds des falaises entourant la baie. Un enchevêtrement de structures à l'architecture radicalement différente du Sidh… Et bien plus modeste.

« Tu y trouveras ce que tu cherches petit… On trouve de tout à Hafgan. Mais évite certains quartiers… Surtout la nuit. »

Je le remercie d'un signe de tête et d'une bourse de pièces, avant de descendre du bateau pour rejoindre les ruelles crasseuses de cette cité-état.

******

L'homme me dévisage sans gêne, l'air renfrogné, en sirotant sa bière.

« Tu cherches donc à être plus fort...

- Oui.

- Mais tu sais que cela ne fonctionne pas comme ça sur Agartha.

- À d'autres… J'ai entendu parler de toi. Il paraît que tu fais des miracles. J'ai de quoi payer… Et je ne parle pas de monnaie virtuelle. »

Un sourire se dessine enfin sur son visage balafré et je ne peux m'empêcher de me dire qu'il y a un côté cliché dans ce moment. Le bar glauque, la fumée des pipes, la bière dégueulasse et ce truand au visage couturé de cicatrices…

« Que souhaites-tu exactement ? Une arme magique ? Un grimoire de sorts interdits ? Un boost de caractéristiques ? Un…

- Je veux la capacité des élémentalistes.

- Oh ? Je vois… Lassé des manières et des chichis qu'il faut pour lancer un sortilège, tu veux pouvoir manipuler un élément à ta guise… Lequel souhaiterais-tu…

- Tous.

- C'est impossible. Les joueurs ne peuvent hériter que d'une seule capacité d'élémentaliste. Permettre à l'un d'entre eux d'en manipuler plusieurs lui donnerait un sacré avantage.

- C'est le but.

- Je m'en doute… Mais cela est extrêmement compliqué.

- L'argent ne sera pas un problème.

- C'est risqué. Pour nous, comme pour toi. Si tu venais à être découvert…

- Ça c'est MON problème.

- Très bien… Puisque tu as l'air décidé. Mais saches que cela va te coûter cher. »

Il sort de son manteau un étui de cuir large qu'il déplie alors devant moi révélant un objet n'ayant rien à faire dans ce monde. Il me désigne la tablette numérique et me demande d'y apposer ma main quelques secondes.

« J'analyse ton profil de joueur et je transmets ta demande à mes services. Je t'envoie également un mail avec une demande de paiement.»

Après avoir manipulé quelques instant son appareil, il le range et sort un morceau de papier sur lequel il griffonne une note qu'il me tend.

« Voici une adresse proche de chez toi. Une fois que la somme sera réglée, vas-y. Dis à la patronne que tu viens de ma part, tu pourras y récupérer une puce qu'il faudra installer sur ton kit de connexion. Les instructions seront fournies avec, ce n'est pas très compliqué à faire. À ta prochaine connexion, tu auras les pouvoirs que tu souhaites, il te restera à apprendre à les maîtriser. Mais, comme je te l'ai dit, c'est à tes risques et périls.»

******

J'ai fait exactement ce qu'il m'a dit. Après avoir payé une somme exorbitante, je me suis rendu à l'adresse indiquée dès le lendemain matin. Une mercerie tenue par une petite dame en robe rose dénotant totalement avec le bar glauque de la première rencontre. Elle a semblé ne rien connaître d'Agartha mais m'a remis une enveloppe craft contenant la précieuse puce. L'installation n'a pas été difficile mais il m'a fallu attendre le soir pour rejoindre le monde virtuel et tester mes nouveaux pouvoirs.

Grisé par un sentiment de puissance cela m'a toutefois pris plusieurs jours pour produire de menus effets : allumer un feu d'un geste de la main, geler la surface d'une mare, renverser une chaise…

L’apprentissage va être long, mais bien moins que celui de magicien. Je sens en moi couler le pouvoir. Je sens que je vais faire de grandes choses dans ce monde.

******

J'ai quitté Hafgan par la mer pour rejoindre les côtes du Fjordland et me suis installé provisoirement dans un petit village en bord de fjord. Chaque jour je m'éloigne de la bourgade pour m’entraîner au pied d'une immense cascade.

L'élémentalisme se maîtrise par une certaine gestuelle. Chaque joueur peut avoir son style propre mais il faut réussir à associer chaque geste à un effet. La plupart utilisent un art ou un sport qu'ils maîtrisent dans la vie réelle : kung-fu, yoga, tai-chi, danse, taekwondo,… N'ayant rien de tout cela, il m'est plus compliqué de créer ces gestes. J'utilise donc des mouvements simplistes qui, loin d'être beaux, se veulent efficaces.

Aujourd'hui, comme tous les jours, je m'acharne encore à imaginer des gestes que je pourrais associer à un sort. Du haut d’un rocher, je me concentre sur l'eau à mes pieds. Je lève maladroitement ma jambe, imitation grotesque d'un coup de pied montant, soulevant par là même une gerbe d'eau qui vient mouiller la roche et mes chaussures.

« Remarquable »

Je sursaute et me tourne vers l'origine de cette voix profonde et rocailleuse.

Un homme se tient sur un cheval que je n'ai pas du tout entendu approcher. Le bruit de la cascade a dû couvrir son approche. Il se laisse glisser au bas de sa monture et fait quelques pas dans ma direction. Une large capuche masque son visage, je n'en distingue que le sourire au milieu d'une barbe de trois jours. Me méfiant de cet étranger, j'esquisse un revers de la main tout en intimant « Pas un pas de plus !». Une lame d'air fend le sol aux pieds du visiteur, laissant une griffure dans la roche. Il s'arrête.

« Je suis impressionné. L'eau, l’air… Tu manipules également le feu et la terre ?

- Qu'est-ce que cela peut bien vous faire... »

Il abaisse alors sa capuche, révélant un visage plus avenant que je ne l'aurais pensé et détache lentement la lame fixée dans son dos, une sorte de croisement entre un glaive et une courte lance.

« Et bien vois-tu, cela me concerne justement. Ce que tu fais là est normalement impossible dans ce monde »

Il continue à sourire mais je sens une menace planer derrière ces paroles.

« Tu ne devrais pas avoir accès à ces quatre éléments. D'ailleurs, tu ne devrais avoir accès à aucun d'entre eux. Ton rôle était de devenir magicien. Mon rôle à moi est d'éliminer les anomalies. Et tu es une anomalie. »

Tout l'argent que j'ai dépensé pour ces pouvoirs me semble désormais ridicule. J'ai une puissance inimaginable que je ne maîtrise même pas… Je sais que je ne peux faire face à cet homme, je le sens. J'ai beau vouloir lutter, mon corps refuse de bouger au moment où l'homme se jette sur moi...

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