6.

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Deux jours après que benjamin m'eut confié son secret, je profitais du soleil, attablé à la terrasse du Café de la Place - c'était dimanche, et je ne voulais à aucun prix manquer le spectacle ! - en attendant que s'installassent les belligérants, lorsque, malgré moi, mon attention fut attirée par la conversation que venait d'engager la personne qui était assise derrière moi. L'homme, que je ne tardai pas à identifier, disait :

- ...avec Brigitte au cinéma mais le petit est rentré à une heure pas possible. Comme on n'était pas en avance, on l'a envoyé au lit sans autre forme de procès. Et, alors qu'on s'apprêtait à partir... je te le donne en mille ! devine qui frappe à la porte...

- Ta belle-mère ? fit l'autre sur le ton de la plaisanterie.

- Dieu merci non ! répondit le père de Benjamin. J'ouvre et qui vois-je ? Pécouï...

- Çà ! Pour une surprise... s'exclama l'autre. Qu'est-ce qu'il voulait le vieux ?

- Il a demandé à voir le petit ! fit le père de Benjamin comme s'il en avait encore été étonné.

- Benjamin ? rétorqua l'autre.

- Ouais ! lâcha le père de Benjamin.

- Et alors ? s'enquit l'autre.

- Ben, je l'ai laissé monter, répondit le père de Benjamin, et ce cochon-là nous a fait perdre une demi-heure !

- Et le cinéma ? s'inquiéta l'autre.

- Bah ! soupira le père de Benjamin, on est allé à la dernière séance...

Et la conversation bifurqua sur le cinéma, si bien que je n'en sus pas davantage.

Mille suppositions vinrent alors m'assaillir qui me persuadèrent que je m'étais trompé, l'avant-veille, en croyant avoir compris ce qui s'était réellement passé cette fameuse nuit-là... Ce fait nouveau, imprévisible mais indiscutable, portait un coup fatal à mon hypothèse, et, sous la violence de l'estocade, l'édifice, que je croyais avoir si méticuleusement échafaudé, s'effondrait dans toute sa pesanteur.

Ainsi, c'était Pécouï, lui-même, qui avait révélé à l'enfant son propre secret...

Pourtant, Benjamin ne m'avait à aucun moment parlé d'une telle visite. M'avait-il menti ? Non. La joie qu'il avait manifestée en m'entendant confirmer son interprétation n'avait pas été feinte. Benjamin n'avait rien d'un comédien. Au contraire, il était un abîme de sincérité. Et j'en venais à faire montre de défiance à l'égard d'un enfant qui avait bien voulu me croire quand moi je lui avais menti...

Non. L'explication était ailleurs, ou plutôt elle était là, tout proche, et je ne savais pas la discerner. J'étais pourtant à l'orée de la vérité, je le sentais, intimement, mais je trébuchais encore sur une ultime anicroche que je ne parvenais pas à identifier. Qu'avait donc pu dire ou faire Pécouï pour que l'enfant ne se souvînt pas de sa venue ? Fallait-il qu'il l'eût ensorcelé ? Ou bien n'était-il pas plutôt resté devant la porte de sa chambre, se morfondant dans son orgueil et n'osant finalement pas franchir le pas ?

Je ne comprenais plus rien. Au lieu de l'éclaircir, la visite de Pécouï embrouillait toute l'histoire de sorte que j'en venais à douter de ma propre compréhension des faits...

J'éprouvai soudain l'impérieux besoin d'aller me dégourdir les jambes et me changer les idées. Je m'apprêtais donc à me lever, afin de régler ma consommation, lorsque je fus littéralement cloué à ma chaise en entendant derrière moi prononcer le nom de "Pécouï"... La conversation avait retrouvé le fil de l'histoire et je manquai alors de hurler "Silence !" à la place tout entière tant j'accordais d'importance à ce que je ne perdisse pas la moindre syllabe de ce qui allait être dit :

- ...qu'il lui voulait, le "Pécouï", à ton fils ?

- Qu'est-ce que tu veux que je te dise ! s'excusa le père de Benjamin, quand il est redescendu, au bout d'une demi-heure, c'est à peine s'il nous a considérés.

- Il ne vous a rien dit ? s'étonna l'autre.

- En fichant son index en travers de ses lèvres, il a marmonné "Chut ! il dort..." et il est reparti comme il était arrivé...

Bien sûr ! L'explication était là...

Epuisé par une journée fertile en rebondissements, Benjamin ne lui avait prêté qu'une oreille subconsciente, et, terrassé par la fatigue, il dormait sans doute déjà lorsque Pécouï avait pénétré dans la chambre. Le vieux avait peut-être hésité, puis sans le réveiller, il avait raconté son histoire. Et l'histoire avait fait son chemin...

Mais, quoi que le père de Benjamin ait pu en penser, Pécouï n'était pas reparti comme il était arrivé. En rendant visite à l'enfant, qu'il avait chassé cet après-midi-là comme on chasse un mauvais souvenir, il était venu se faire pardonner. Il avait donc confié son secret au sommeil de Benjamin. Ainsi, il avait fait de lui le dépositaire de sa propre histoire - qui était également l'histoire du village - et s'était acquitté d'une dette qu'il avait contractée le jour même lorsque l'enfant, en venant le trouver, avait ranimé, du vibrant souffle de sa jeunesse, les braises assoupies de sa mémoire de centenaire - peut-être s'était-il rappelé de son véritable nom ? - et lui avait permis, par là-même, de recouvrer une partie de son passé enfoui.

En quittant la maison de Benjamin, il s'était certainement senti plus léger, comme si, venue d'En-Haut, une petite voix lui avait susurré à l'oreille "Ego te absolvo, vade in pace", et s'en était allé, absous, en paix...

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