Qu'est-ce qu'une mamie?
Vois-tu, mamie, j'envie ceux qui ont été aimés par leur grand-mère. Ceux qui ont pu apprécier les gâteaux "faits-maison", les vacances à la mer, les bisous en récompense des bonnes notes. Je n'ai pas connu tout cela. Pas même un mot griffonné sur une carte. Pourtant, de notre côté nous te témoignions de l'affection, nous étions là chaque dimanche pour te rendre visite. Ma mère lavait ton linge, te le rapportait propre, plié, repassé. Elle faisait tes courses, rangeait ta maison. Elle se comportait en bon petit soldat, en accord avec la façon dont tu l'avais éduquée.
L'aïeule porte l'histoire de la famille, son parcours a une incidence sur la vie de ses petits-enfants. T'es-tu demandée ce que tu nous as apporté, transmis ? Non, tu as vécu pour toi. Un peu pour ton fils aussi. À mon avis, certainement pas pour ma mère.
Pas de chance en ce qui me concerne : ma grand-mère paternelle, dépressive, s'est suicidée au gaz chez elle vers cinquante ans. Je ne l'ai pas connue. Tu étais ma seule grand-mère. Tu es née au début du vingtième siècle. Tu as traversé deux guerres. Les privations et les restrictions étaient ton quotidien. Les difficultés économiques touchaient toutes les familles. La vie n'était pas facile.
Tu étais la secrétaire du patron d'une grande entreprise marseillaise florissante. Chut... Ne t'inquiète pas, je ne te trahirai pas. Je tairai son nom. Tu connais les rouages des secrets familiaux. Toute ta vie tu as dissimulé, caché tes sentiments, tu as occulté ce que j'ai appris plus tard à force de questions. Habituée à vivre seule et à décider par toi-même, rien ne transparaissait. Pas d'effusion, pas d'exclamations, pas de démonstrations d'affection. Tout était dans la maîtrise.
Tout était comme tu le souhaitais. Toujours. Personne en travers de ton chemin pour te dicter ta conduite... Je me souviendrai toujours de ton regard dur, de tes yeux si bleus. On aurait pu dire qu'ils étaient beaux. Ils étaient seulement transperçants. Ton allure était soignée : mise en plis impeccable, robes à fleurs immuables d'un style très classique.
Obsédée par les économies ma mère a dû manger les yeux des poissons. Ma maman qui fut ta bonne à tout faire dès ses six ans. Enfant docile utilisée pour les tâches ménagères. Le linge était mal rangé ? Elle recevait une claque.
Et puis, un jour tu l'as trouvée trop encombrante. Direction le pensionnat. Je ne sais pas ce que c'est qu'une grand-mère aimante. Je ne m'approche pas facilement des personnes âgées. Je me méfie d'elles. J'ai comme une appréhension. Elles m'intriguent. Je n'ai pas appris à les aimer. Voilà que je me mets à geindre comme toi.
Serait-ce là ce que j'ai reçu en héritage ?
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