Chapitre 15 : La Dernière Bataille de Thibaut
Le Poids du Deuil
Le matin se levait doucement sur le château de Luminar, mais l’atmosphère restait lourde, comme si les pierres mêmes du château portaient encore le deuil d’Aldemar. Dans ses appartements, Edwyn fixait l’âtre où les flammes vacillantes dansaient dans un ballet hypnotique. Mais son esprit était ailleurs, consumé par un tourbillon de pensées contradictoires.
Assis à son bureau, une main crispée sur une coupe de vin oubliée, Edwyn se pencha légèrement en avant, son regard vide. Ses pensées s’égaraient, revenant sans cesse aux derniers mots de son père.
— “Vous devez travailler ensemble… ou tout ce que nous avons bâti sera réduit à néant.”
Edwyn inspira profondément et se redressa. Ses épaules semblaient ployer sous un poids invisible, celui d’un héritage qu’il n’était pas certain de pouvoir porter. La voix intérieure de ses doutes résonna de plus belle.
— “Et si je n’étais pas à la hauteur ? Et si Eudes avait raison ?” pensa-t-il. “Peut-être suis-je aveuglé par ma colère, incapable de voir au-delà du champ de bataille.”
Mais ces pensées furent interrompues par un coup frappé à la porte. Un messager entra, l’air grave.
— « Seigneur Edwyn, Thibaut vous attend près de Kernével avec ses troupes. Les Vikings avancent dans les terres, menaçant les villages environnants. »
La nouvelle secoua Edwyn, dissipant pour un moment le poids de ses doutes. Il se leva d’un bond, ses traits se durcissant.
— « Préparez mes chevaux. Nous partons à l’aube. »
Quelques heures plus tard, Edwyn, accompagné d’une petite escorte, quittait Luminar. Chaque pas de son cheval semblait le rapprocher d’un combat inévitable, non seulement contre les Vikings, mais contre ses propres démons. Arrivé près de Kernével, il trouva Thibaut entouré de ses hommes.
Thibaut, bien que fatigué, accueillit son ami avec un sourire sincère.
— « Enfin, te voilà, Edwyn. Les Vikings sont nombreux, mais avec toi, nous avons une chance. »
Edwyn descendit de cheval, jetant un regard aux troupes de Thibaut. Leur détermination transparaissait malgré leur fatigue. Pourtant, une angoisse sourde s’empara de lui. Était-il prêt à mener ces hommes au combat ? Était-il prêt à risquer leur vie pour défendre un héritage qu’il comprenait à peine ?
Il posa une main sur l’épaule de Thibaut.
— « Merci de tenir la ligne, Thibaut. Cette bataille, nous devons la gagner. Non seulement pour Vannes, mais pour tout ce que mon père nous a laissé. »
Cette nuit-là, autour d’un feu de camp, Edwyn et Thibaut partagèrent un moment de calme. Les rires et les souvenirs d’enfance faisaient momentanément oublier la gravité de la situation.
Thibaut, fidèle à lui-même, leva sa coupe.
— « À Aldemar, » dit-il, un sourire éclatant aux lèvres. « Et à toi, Edwyn, qui portes son héritage. »
Edwyn leva sa propre coupe, mais ses mains tremblaient légèrement. Il détourna les yeux, un pressentiment lourd pesant sur son cœur.
— « À toi, Thibaut, » murmura-t-il.
Mais même dans ce moment d’intimité, les doutes d’Edwyn resurgirent. Serait-il capable d’être le chef que son père espérait qu’il devienne ? Et surtout, pourrait-il jamais trouver un terrain d’entente avec Eudes ?
La Bataille de Kernével
L’aube apporta avec elle une brume épaisse, enveloppant le champ de bataille dans une atmosphère oppressante. Les Vikings, dirigés par Björn aux Mains de Fer, avaient pris position sur une colline stratégique. Leur discipline martiale et leur nombre imposaient un respect mêlé de crainte.
Edwyn, monté sur son cheval noir, observait le terrain avec attention. Il donna rapidement ses ordres, plaçant Thibaut et ses hommes sur le flanc gauche, là où l’assaut serait le plus rude.
— « Tiens la ligne, Thibaut. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre cette position, » dit Edwyn, son ton trahissant une tension sous-jacente.
Thibaut acquiesça, mais son sourire habituel avait disparu. La gravité de la bataille à venir pesait sur ses épaules.
Quand la bataille éclata, le fracas des armes et les cris des hommes envahirent l’air. Edwyn menait ses troupes avec une précision implacable, repoussant les assauts vikings et maintenant ses lignes intactes. Thibaut, au flanc gauche, combattait avec une ardeur presque surnaturelle, galvanisant ses hommes par son exemple.
Mais les Vikings étaient rusés. Björn, voyant une opportunité, concentra une attaque massive sur le flanc de Thibaut. Pris de court, les Bretons vacillèrent.
Voyant ses hommes au bord de la déroute, Edwyn sentit son cœur se serrer. Le poids de son héritage pesait plus lourd que jamais. Dans le tumulte de la bataille, il se rappela les paroles de son père :
— “Tu es fort, Edwyn. Mais la force doit être tempérée par la sagesse.”
Inspiré par ces mots, Edwyn ajusta rapidement sa stratégie, envoyant des renforts pour soutenir Thibaut tout en renforçant la ligne centrale. Les soldats, galvanisés par son leadership, repoussèrent les Vikings.
Lorsque les derniers ennemis furent vaincus, Edwyn s’approcha de Thibaut, qui avait réussi à maintenir sa position malgré des pertes considérables. Les deux amis échangèrent un regard, une compréhension muette se formant entre eux.
— « Tu as tenu, » dit Edwyn, sa voix pleine de gratitude.
— « Je ne pouvais pas faire autrement, » répondit Thibaut avec un sourire fatigué. « Mais ne me refais plus ça, Edwyn. La prochaine fois, c’est toi qui prends le flanc gauche. »
Ils éclatèrent de rire, mais derrière ce moment de légèreté se cachait une vérité sombre : la paix ne serait que temporaire. Les Vikings reviendraient, et les divisions entre Edwyn et Eudes ne feraient que compliquer davantage leur lutte.
Le Matin Après la Première Victoire
Le jour se levait doucement sur le champ de bataille. Le sable, autrefois immaculé, était maintenant souillé de sang, de débris d’armes et de corps. Les Bretons, victorieux mais épuisés, s’affairaient à renforcer leurs positions. Leurs drapeaux flottaient faiblement au vent, tandis que les corbeaux commençaient déjà à descendre sur les cadavres.
Edwyn, debout sur une colline surplombant le campement, observait ses hommes en silence. La victoire de la veille avait repoussé les Vikings, mais elle ne leur avait pas brisé l’échine. Il savait que Björn aux Mains de Fer, leur chef redouté, reviendrait. Et cette fois, il frapperait avec toute sa rage.
Thibaut s’approcha, le visage marqué par la fatigue, mais son regard toujours animé par une flamme inébranlable.
— « Edwyn, » dit-il calmement. « Nos éclaireurs ont repéré des mouvements ennemis dans la forêt voisine. Ils se regroupent. »
Edwyn serra les poings. Le poids de la bataille précédente pesait encore lourd sur ses épaules, mais il n’avait pas le luxe de s’attarder sur ses doutes.
— « Nous devons les affronter avant qu’ils ne reprennent l’avantage, » répondit-il avec fermeté. « Prépare les hommes. Nous les attaquerons au lever du soleil. »
Thibaut posa une main sur l’épaule de son ami.
— « Ensemble, Edwyn. Comme toujours. »
L’aube suivante arriva, et avec elle, la promesse d’un autre combat sanglant. Edwyn divisa ses forces en trois groupes. Le premier, mené par Bastien de Saint-Cyr, devait attaquer de front pour attirer l’attention des Vikings. Le second, dirigé par Thibaut, contournerait la colline pour prendre l’ennemi sur le flanc. Edwyn, avec le troisième groupe, resterait en embuscade, prêt à frapper lorsque l’ennemi serait déstabilisé.
Les tambours de guerre des Vikings résonnaient dans la vallée, leur rythme sinistre faisant écho à la tension grandissante. Björn, imposant dans son armure de cuir renforcée, donnait ses ordres avec une voix rauque et autoritaire.
Lorsque le premier groupe breton attaqua, les Vikings ripostèrent avec une violence inouïe. Le choc des boucliers et le fracas des épées emplissaient l’air. Bastien, à la tête de ses hommes, maintenait la ligne avec une discipline exemplaire, mais les pertes s’accumulaient.
Au même moment, Thibaut et ses troupes émergèrent des bois, frappant le flanc droit des Vikings avec une force dévastatrice. La confusion s’installa dans les rangs ennemis, mais Björn, voyant le danger, ordonna une contre-attaque rapide.
Edwyn, observant l’évolution de la bataille depuis sa position, vit l’opportunité qu’il attendait. Avec un cri de guerre, il mena son groupe dans une charge fulgurante, frappant les Vikings par derrière. La mêlée qui s’ensuivit fut un véritable carnage. Les corps tombaient de part et d’autre, le sang éclaboussant le sol et les armes.
Björn, au centre du chaos, se battait avec la férocité d’un homme qui n’avait jamais connu la défaite. Sa hache géante fendait l’air, abattant quiconque osait s’approcher. Voyant cela, Edwyn et Thibaut échangèrent un regard, une compréhension muette entre deux frères d’armes.
— « C’est lui, » dit Thibaut, essuyant le sang sur son visage. « Nous devons l’arrêter. Ensemble. »
Edwyn acquiesça, et les deux amis se frayèrent un chemin à travers les lignes ennemies, leur détermination inébranlable.
Quand ils atteignirent Björn, celui-ci les accueillit avec un rire guttural.
— « Alors, voilà les héros bretons, » railla-t-il. « Venez donc mourir comme vos hommes. »
Le combat qui s’ensuivit fut d’une intensité inégalée. Björn, malgré sa taille massive, bougeait avec une agilité surprenante. Sa hache, lourde et meurtrière, sifflait dans l’air à chaque coup. Edwyn et Thibaut, coordonnés comme jamais, esquivaient et ripostaient, leurs lames cherchant des failles dans l’armure du géant.
Thibaut, profitant d’une ouverture, planta son épée dans le flanc de Björn, arrachant un grognement de douleur au chef viking. Mais ce dernier, dans un acte de rage, balaya l’air avec sa hache, touchant Thibaut à l’épaule. L’impact le fit tomber au sol.
— « Thibaut ! » hurla Edwyn, ses yeux s’écarquillant d’horreur.
Björn tourna son attention vers Edwyn, qui, animé par une rage indescriptible, attaqua avec une férocité renouvelée. Leur duel fut acharné, mais grâce à une feinte habile, Edwyn parvint à désarmer Björn. Au moment où il allait porter le coup final, Thibaut, malgré sa blessure, se releva.
— « Pour Vannes ! » cria Thibaut en transperçant le cœur de Björn avec sa lame.
Björn s’effondra, mais pas avant de porter un dernier coup à Thibaut, qui s’écroula à son tour.
Edwyn se précipita vers Thibaut, le prenant dans ses bras alors que la vie quittait son corps. Le regard de Thibaut, bien que voilé par la douleur, était rempli de fierté.
— « Edwyn… » murmura-t-il, sa voix à peine audible. « Protége-les… protège Vannes. »
— « Non, Thibaut, reste avec moi ! » supplia Edwyn, les larmes coulant librement sur son visage.
Thibaut esquissa un faible sourire.
— « Tu as toujours été le meilleur d’entre nous, Edwyn. Ne l’oublie pas. »
Avec ces derniers mots, Thibaut ferma les yeux, laissant Edwyn dans un état de détresse totale. Les soldats bretons, voyant leur chef à genoux, pleurant sur le corps de son ami, baissèrent leurs armes en signe de respect.
Un Silence Lourd
La bataille était terminée. Les Vikings, privés de leur chef, battaient en retraite, mais la victoire n’avait jamais semblé aussi amère. Edwyn, encore agenouillé auprès de Thibaut, sentit une rage sourde monter en lui. Il jura silencieusement de ne jamais laisser ce sacrifice être vain.
Alors que les premières étoiles apparaissaient dans le ciel, Bastien s’approcha lentement, posant une main réconfortante sur l’épaule d’Edwyn.
— « Il a donné sa vie pour que nous puissions continuer. Honore-le en vivant pour ce qu’il a défendu. »
Edwyn releva les yeux, son regard empli de douleur mais aussi d’une détermination nouvelle.
— « Je ne l’oublierai jamais, Bastien. Et je ne laisserai jamais Vannes tomber. »
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