Chapitre 2

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  Parmi les ombres d’une petite loge, il enjambe les tapis d’Orient et les enluminures qui jonchent le sol. Derrière une malle entrouverte d’où s’échappent robes et drapés aux couleurs sourdes, il disperse des pique-cierges qu’il allume tour à tour. D’un coup, les damas et brocards de velours se ravivent ; ils éveillent fièrement de leurs reflets irisés l’obscurité du coffre. Les lueurs des bougies entament leur danse endiablée. Des ombres vivantes se projettent dans le carmin des lourdes tentures qui nous surplombent et forment un ciel à en faire rougir le plafond. Il prend repère au milieu de ce chaos qui lui appartient. Son rite païen peut commencer.

  Il s’agite, alors, frénétique, autour de ses pots de couleurs. Il les ouvre, les éclaire, y plonge la main pour en vérifier l’intensité. Quand il doute de certaines, il les prend à pleine main et se crache dans la paume pour les y mélanger. Il les touille du doigt et observe attentivement le résultat. Satisfait, il saisit l’un des torchons suspendus aux poutres et reprend son installation. Il débarrasse urgemment une table du lourd pilon qui y trônait en son centre, balaye les coquilles d’œufs éparses d’un revers de main. Un petit coffre à bijoux se renverse et libère ses parures. Colliers de perles et anneaux sertis de pierres précieuses dévoilent ce trésor aux mille reflets. Rubis, saphir et émeraudes roulent au sol. Il écrase un chapelet d’améthyste qui s’engorge entre deux lames de plancher, piétinant par là même le paiement de ses riches protecteurs.

  Il place ses flacons d’huile sur le plan en bois puis repart au fond, dans l’obscur qu’il maîtrise autant que la lumière. Un chandelier en main, il traque le chevalet qui lui conviendra, fouille parmi le décorum de ses portraits, les épais rideaux, quelques instruments de musique entreposés sur des tabourets… De là, il extirpe le matériel qui semble lui convenir, entre une potence appuyée contre le mur et la forêt de toiles vierges qui s’impose à lui. Devant moi, il s’installe et intime à ses garçons de broyer de nouvelles couleurs. Aussitôt, ces derniers répondent à l’appel et s’exécutent dans d’autres pièces, loin d’ici, de ce lieu qui lui est consacré.

  Le maître disparaît à nouveau derrière moi, là où sont entreposés ses travaux inachevés. Je n’ose pas me retourner. Je l’entends trier, soulever, déposer les œuvres devant moi. Parmi elles, le portrait d’une notable qui se distingue par un détail que je connais bien.

  • Sur ce tableau, ce sont…
  • Tes mains, oui. Le tableau est achevé, répond-il dans mon dos. Ce fou de Taglione ne voit en son épouse que légèreté et grâce naturelle ! Il pensait qu’il me suffisait de reproduire ce que je voyais pour retrouver sur la toile l’éclat de ces vertus, ricane-t-il en déplaçant ses toiles.

Puis il s’arrête devant moi, une petite croute à la main.

  • Si j’avais continué à représenter ses doigts, on m’aurait accusé d’avoir copié le travail de cet élève, ajoute-t-il en me montrant la petite nature morte ; une écuelle de saucisses.

Il repart alors derrière moi.

  • Tu sais, vérité et cruauté sont deux sœurs jumelles d’une haute lignée, poursuit-il en poursuivant son rangement… Tes mains sur ce portrait valent bien plus que la réalité.

D’un coup, il dégage un profond soupir avant d’aboyer à l’un de ses serviteurs de l’aider. Deux d’entre eux accourent aussitôt à l’appel de leur maître et me croisent en s’interdisant de poser les yeux sur moi.

Ensemble, ils soulèvent avec peine le lourd châssis de bois, le trainent, font résonner le plancher d’un grondement sourd, comme si l’orage venait de terre. Ils arrivent enfin à portée de vue, à mes côtés, dans la pénombre. Là, ils amarrent l’immense toile. Après s’être assuré de la solidité de l’ouvrage, il ordonne aux pages de disparaître. Les jeunes garçons s’exécutent, nous laissant seuls, lui et moi, dans un calme qui resurgit à nouveau.

Face à moi, il me jette d’un coup un regard inquiet.

  • Tu as froid ? me demande-t-il d’une voix grave.

D’un bref signe de tête, je le rassure. Sait-il d’ailleurs que sa question à elle seule irait jusqu’à me réchauffer le cœur ?

  Il reprend alors ses préparatifs, en fonction de là où je suis. D’une main, il saisit son huile et de l’autre, repositionne sa table, bruyamment. S’entrechoquent un plateau d’argent et une corbeille d’où les fruits gâtés s’échappent en roulant à la hâte. Au milieu du passage, une amphore, culbutée, entraîne dans sa chute un bouquet de fleurs fanées. Elles s’étalent au sol, révélant l’œil d’une plume de paon, des rameaux d’olivier. Sans ménagement, il traine jusqu’à mes pieds la malle d’étoffes qu’il éclaire à la bougie.

  Il repose ses yeux sur moi. Je me tiens, sous ses ordres, prête à me dénuder. Il reste alors un long moment devant son tableau. Puis plonge dans le coffre pour fouiller parmi les tissus. Il s’empare à pleine main d’une large robe rouge ; celle-ci redouble d’intensité lorsqu’il l’approche de la lumière. Comme si elle se nourrissait des flammes.

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