Pluie de sang

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Cette nuit, la pluie de sang a été plus terrible que jamais. Le rêve n'a jamais été aussi net, aussi cru. Je marchais une nouvelle fois dans le désert aux monolithes innombrables et noirs. Leurs reliefs étaient toujours incompréhensibles, mais c'est leur nature qui m'inspirait le plus de crainte. Ils semblaient disposés selon un motif précis, dont le sens m'échappait. Je courais entre eux, sans parvenir à trouver refuge contre la pluie sanglante qui s'abattait sur tout le désert comme une malédiction divine. J'ai ressenti du soulagement lorsque le sable s'est ouvert sous mes pieds pour m'engloutir.


Ce matin, j'ai du mal à m’acquitter des tâches les plus simples ; je délègue la supervision des travaux à mon subordonné. Nous sommes pourtant sur le point de réussir. La plupart des habitants de l'arche ne comprennent pas l'intérêt de créer un écosystème virtuel, pour un monde qui n'existera que dans la mémoire de la conscience centrale. Ils sont encore pleins d'espoir. Mais ce que je vois chaque nuit a définitivement éteint cette lueur en moi. Et pourtant... Comment la planète pourrait-elle être à l'origine de ces visions ? Elle est encore à plus de huit années-lumière, invisible à l’œil nu depuis les baies immenses de l'arche.


J'aimerais tant pouvoir en parler à Mela, mais elle n'est plus là. Quand avons-nous perdu notre complicité ? Repenser à son départ me remplit de frustration et de regret, comme toujours. J'ai l'impression que je n'arriverai jamais à mettre le doigt sur ce qui m'a échappé.

Je suis né sur l'arche et j'ai grandi au sein d'une société tournée vers le rêve de ce nouveau départ ; mais je me suis souvent senti seul au milieu de cette multitude enthousiaste. Mela était mon point d'ancrage, ma source de sérénité au milieu de cet optimisme vaguement inquiétant. Etais-je le fruit d'une erreur du programme génétique de l'arche ? En grandissant, et en me spécialisant en biologie, je suis arrivé à la conclusion que rien n'était dû hasard dans ce programme. Je suis simplement né à l’extrémité du spectre, pour créer juste ce qu'il fallait de remous à l'intérieur de cette société qui ne devait en aucun cas se scléroser avant notre arrivée.


J'ai foi en la vision des fondateurs de notre mouvement, et en la capacité de l'arche à nous conduire à bon port. Mais je ne comprends pas le rôle qui m'a été attribué dans cette aventure. Pourquoi dois-je supporter ces visions d'horreur, quand tant d'autres vivent leur vie en toute insouciance, heureux d'être simplement des rouages efficaces au service d'un rêve ?


Je plonge une nouvelle fois dans la cuve d'immersion. La culpabilité de fuir mon travail disparaît à l'instant où ma conscience est matérialisée au centre de ce monde pur, synthétique, serein. J'arpente les allées interminables du jardin que j'ai créé à l'image des mondes antiques, sous un ciel d'un bleu impossible. Le chant de la nature, célébré par les poètes, est ici absent, remplacé par une mélodie pseudo-aléatoire aux fréquences destinées à calmer mon subconscient. Mais cette technique n'est qu'un cataplasme sur une plaie purulente, car mon esprit semble à présent trop affecté pour en bénéficier. Le fleuve indolent qui accompagne mes pas se fige soudainement. La terre meuble et grasse sous mes pieds devient lisse et dure comme du verre. Les ramifications des allées du jardin, jadis le symbole de possibilités infinies, deviennent un dédale oppressant. Mes efforts mentaux pour ramener la simulation à la normale ne font que la déformer ; je me déconnecte.


Je sors de la cuve aussi vite que si elle contenait de l'acide, et reste étendu sur le sol, dont la douce température me réconforte un peu. J'ai désespérément besoin de me raccrocher à une réalité tangible. Après m'être rhabillé, je me dirige vers le bassin d'observation, au niveau inférieur de l'arche. Là, sous nos pieds, s'étend l'océan d'étoiles dans lequel nous naviguons depuis des générations. Entre ces étoiles se trouve une poussière qui accueillera un jour nos descendants.


J'essaie de percevoir ce que j'ai commencé à appeler le chant de la planète, dans l'espoir qu'il contienne un message qui donnerait un sens à mes visions. Après un moment de gêne devant le ridicule de la situation, je parviens à me perdre dans l’abîme noir de l'espace et à atteindre graduellement une forme de sérénité. Je dois prendre du recul. Il y a forcément une explication rationnelle. J'interroge l'arche, qui m'incite à plonger en moi-même. Intelligence artificielle ou simple miroir ?


Le soir venu, encouragé par cette expérience, je décide de méditer avant de dormir, avec l'objectif d'avoir l'esprit clair pour analyser mon cauchemar en temps réel. Un instant, cette idée me parait absurde et je suis prêt à jeter l'éponge et m'abrutir une nouvelle fois dans les jeux à sensation et les vapeurs nocturnes ; mais je sais très bien que c'est un cercle vicieux qui me mènera au néant. Je ferme les yeux et focalise mon esprit sur l'inconcevable immensité de l'espace. Après un temps indéterminé, je m'endors.


Le désert s'étend à perte de vue autour de moi, constellé de monolithes noirs. Ils semblent vibrer de façon à peine perceptible. Le motif qui orne leurs faces échappe à mon entendement, se reconfigure sans cesse. La panique commence à m'envahir et j'entends avant de le sentir le crépitement des premières gouttes de sang qui tombent du ciel. Mais une vague de révolte monte en moi, froide et puissante. Je lève les yeux et la pluie s'arrête. Je décide de changer le désert en jardin, et le sable devient plaine verdoyante. Les monolithes perdent leur solidité si désespérante, et se désagrègent en monticules de terre vite absorbés par le sol. La jubilation m'envahit. Devant moi, un arbre sort de terre à une vitesse surnaturelle. L'écorce de son tronc massif se creuse de profondes cicatrices, qui forment bientôt un visage. C'est celui de Mela.


Soudain les souvenirs affluent : nos moments de bonheur partagé, à imaginer des projets farfelus, à se perdre sans un mot dans l'espace de nos corps. Je la vois s'immerger dans la cuve pour essayer la nouvelle version de mon écosystème virtuel. Le programme semble interférer avec sa respiration. Elle se noie. J'ai tué ma femme.

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