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Les vibrations du siège se répercutaient à toute son ossature. Sourcils froncés, les pleins phares allumés, Sibyl sillonnait la nuit sur la route sinueuse, le long du littoral. Julia se tortillait sur le siège passager, croisant les jambes, déployant le miroir du pare-soleil, jouant avec le bouton de la boîte à gants, décroisant les jambes, ouvrant la fenêtre d’où s’engouffrait soudain un courant frais chargé de sel, aussi sec que les oyats, recroisant les jambes, soulignant le silence d’un soupir poussif. En fin de compte, c’est en glissant prudemment la main sur la cuisse de la conductrice qu’elle terrassa l’ennui et trouva l’apaisement. Une étrange chaleur envahit l’habitacle et les mains de Sibyl, sur le volant, se détendirent un peu.
— Je ne pensais pas que tu finirais ton bol, sourit la belle brune, comme pour meubler. Je me disais même qu’une fille comme toi, ça doit sauter des repas.
Sibyl se renfrogna.
— Une fille comme moi ?
— Oui, tu sais… C’est plus une taille mannequin que tu tiens, là. C’est quasi de l’anorexie. Désolée… Ce ne sont pas mes oignons. Mais il fallait que je le dise : tu serais la plus belle femme du monde, avec cinq kilos de plus.
— Alors je compte sur toi pour me mettre en appétit.
Voilà, elle avait coupé court au sermon. Une fille comme elle, en vérité, ne pouvait s’en tirer que par le mensonge. Il lui était impossible d’avouer de but en blanc : « Je déteste avoir faim. » C’était la sensation du vide, en fait, qui l’accablait : en son ventre, en sa chair, en son cœur. Sa béance intérieure aspirait toute envie ; tout était bon pour la combler.
La main qui, sur sa cuisse, se réchauffait doucement l'emplissait d’un désir qu’elle savait éphémère, car l’attachement proscrit. Comme il était bon, malgré tout, d’y rêvasser un peu ; d’anticiper la nuit, la mollesse d’une étreinte, la chaleur d’une poitrine, la tendresse des caresses qui glisseraient en son sexe.
Les joues rosies d’excitation, Sibyl libéra un sourire, tout son buste transi par une onde sereine.
« Et si je lui expliquais tout ? »
Depuis le début du rendez-vous, Julia s’était montrée prévenante et franche.
« Peut-être qu’elle comprendra… »
Les larmes au bord des yeux, la conductrice inspira pour se donner du courage.
— Tu sais, Julia, je…
Une forme noire percuta le pare-brise. La vue brouillée par les pleurs, Sibyl pila d’instinct. Son cœur cognait dans sa poitrine.
— C’était quoi ? s’enquit la passagère, le cou tendu pour essayer de discerner la masse projetée sur le bas-côté.
Sibyl détacha sa ceinture.
— J… j’ai… j’ai tué quelque chose ?
À cette seule pensée, une puissante répulsion lui compressa la gorge. Elle se précipita hors de la voiture. Ses mains tâtonnèrent sur le capot jusqu’à le contourner puis l’une d’elles, tremblante, brandit la lampe du téléphone pour essayer d’y voir quelque chose.
Entre-temps, Julia aussi était sortie et arpentait le bord de la route à la recherche de la créature.
— Là !
En équilibre sur ses talons, Sibyl s’approcha du coin terreux que désignait son rencard. Elle tendit le bras et la lumière du flash. Un volatile convulsait dans la poussière. L’aile disloquée tressaillait, un os à vif.
Julia s’accroupit la première au-dessus du corbeau, bientôt imitée par la blonde.
— Il ne pourra plus voler, affirma la passagère. Il va mourir, sûrement.
— On ne peut pas appeler un véto ? Un refuge ?
— À cette heure ? Tu crois vraiment que quelqu’un va bouger son cul pour un corbeau ?
Affolée, Sibyl composa tout de même le premier numéro qu’elle trouva sur le net, tenta d’expliquer la situation, puis enfourna frustrée son téléphone dans son sac.
— Alors ? demanda Julia.
— Il a dit de le laisser là… Je suis tellement… désolée…
La brune considéra une seconde le corps frémissant de l’oiseau à l’agonie. Alors, tandis que Sibyl reniflait pour ravaler ses pleurs, elle glissa tout doucement ses paumes sous le plumage d’ébène et souleva l’animal.
— Ne pleure pas, murmura-t-elle, ça va aller…
Elle saisit d’une main la tête du volatile, pressa le pouce contre sa trachée et, d’un geste net, lui tordit le cou. La tête s'affaissa. Les gesticulations cessèrent.
Tétanisée, Sibyl contempla le corbeau éteint entre les doigts de sa belle, les plumes frissonnant sous le vent, l’œil figé.
« Un mauvais présage… »
Elle tenta de chasser cette pensée fugace. Plus de présage, non, plus de symbole, plus de porte-malheur. Pourtant, plus elle s’acharnait à refouler ces superstitions d’une autre époque, plus le néant de cette pupille de jais la happait.
Un autre temps.
Un autre oiseau au regard fixe.
La corneille empaillée sur le secrétaire de la sacristie. Son œil accusateur.
Oreb, impur, noir de péchés.
La main moite du prêtre qui lui relève le menton.
« Confronte le Malin, Sibyl. Dis-lui ce que tu penses de lui, et de ses tentations. »
Spiritus promptus est, caro autem infirma
— Lucie ? Lucie… ça va…
Sibyl revint à elle, la figure ruisselante. De sa main souillée, Julia osait à peine frôler ses sequins. Le corbeau inerte gisait toujours dans l’autre paume.
— Je… je ne sais pas… Je crois que…
Ses mots butaient contre sa langue. L’unique fois où elle avait tâché de dire la vérité, on le lui avait cruellement fait regretter. Désormais elle n’en était plus capable. Elle ne pouvait qu’enfouir ses sentiments, sa honte, et ce vilain cadavre.
Ôtant l’un des escarpins qui lui massacraient le pied, Sibyl s’en servit comme d’un transplantoir pour creuser le sol. Julia lui prêta main-forte, les ongles dans la terre. Enfin après de rudes efforts, elles ensevelirent le corps de plumes. Sibyl prononça machinalement une prière et elles s’en furent dans le pick-up.
Les doigts poussiéreux, encore entachés de sang, Julia ne put avancer aucun geste tendre. Elle garda soigneusement les mains devant elle, en veillant à ne rien effleurer.
— On n’est plus très loin, la rassura la conductrice.
Cependant, à cause du noir augure, son envie vascillait.
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