Jour : 235.

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Andrzej est en pleine relecture d’un de ses nombreux livres. Depuis quelques minutes, il peine à lire, car il lui trotte dans la tête sa conversation de la semaine dernière avec Erica et le jeune Scotty — comme l’appelle si grotesquement Allan. Il ricane un instant à la pensée de ce stupide surnom. Puis il décide finalement de quitter sa petite cabine de capitaine — autrement appelée chambre — et se dirige vers la pièce principale et centrale des modules d'habitation. Il croise Patricia — seule, fait rare ces derniers temps.

— Dis, tu sais où est Scott ? demande-t-il à la jeune femme.

— Oui. Il est avec Luc et Allan. Il me semble qu'ils sont en train d'apprendre à Luc comment jouer à leur stupide sport, lâche-t-elle en esquissant une petite moue de désapprobation.

Andrzej lui adresse une grimace de connivence, et il se dirige donc vers la salle aux baies vitrées. En arrivant près du lieu du crime, il se plaque contre une paroi et observe la partie de baseball en apesanteur dont les règles ont été inventées par Allan — avec la participation de Scott. Ce sport qu'ils pratiquaient un jour sur deux n'avait de baseball que le nom et la balle.

— Hey, Andy ! s’exclame Allan en remarquant sa présence — merde ! — avec son éternelle façon d'interpeller les gens. Joue avec nous, ça serait sympa une petite partie tous les quatre !

Et pour la première fois, le Russe accepte.

Passent ensuite deux bonnes petites heures de pratique de ce sport spatial entre fous rires, mauvaise foi, et prétendues erreurs d’arbitrage inexistant. De très bons moments de complicité. Scott fait équipe avec Luc et Allan avec Andrzej. À la fin de leurs diverses parties, ils se dispersent, non sans s'être promis de remettre ça à une autre fois.

Le Russe se souvient alors qu'à la base il désirait s'entretenir avec Scott, et il l’intercepte donc au moment où ce dernier est sur le point de s'enfermer dans sa cabine.

— Scott ! Je suis de corvée de cuisine, dit-il à l’Américain. Tu veux bien me tenir compagnie ? On pourra discuter de choses et d'autres.

— Ouais, pas de problème, dit Scott en haussant les épaules et en refermant la porte de son espace, suivant Andrzej dans la cuisine.

— Tu veux discuter de quoi ? reprend-il une fois qu'ils sont dans le module où les réserves de nourriture sont soigneusement rangées.

— De la conversation qu'on a eu la semaine dernière avec Erica, déclare le Russe, sans tourner autour du pot.

— Ah ? fait Scott, étonné, et n'ayant pas la moindre envie d'aborder ce sujet.

Il ne voit pas de quelle autre discussion il peut s’agir, puisqu’ils ne se sont pas retrouvés rien que tous les trois entre temps. Et cette discussion le hante depuis, il évitait généralement de parler de la Terre avec qui que ce soit.

— Tu avais l'air incroyablement mal à l'aise quand Erica nous a parlé de notre possible retour sur Terre, continue Andrzej en épluchant quelques carottes récoltées dans leur ferme.

— Euh, non, pipeaute Scott. Tu as dû avoir une mauvaise impression.

— Tu mens mal, dit Andrzej avec un petit sourire. Tu penses qu'on ne reviendra jamais sur Terre, n'est-ce pas ?

— J’ai jamais dit ça, répond très — trop — rapidement le jeune homme.

Parler de sa planète lui pose problème. Il ne veut pas avoir l’œil qui brille en pensant à tout ce qu’il a laissé là-bas.

— Je n'ai jamais dit que tu l'avais dit, poursuit le Russe. Mais c’est ce que tu penses, non ? Réponds-moi. Tu sais, je pense qu'on ne reviendra pas sur Terre, moi aussi. Et de voir que je ne suis pas le seul, ça me fait me sentir mieux, avoue tranquillement Andrzej en croquant dans un morceau de carotte.

— Ouais, c’est ce que je pense aussi, dit Scott au bout d'un long moment, ravi — plus ou moins — que ses craintes soient confirmées. Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

— Personne ne perdrait des millions — et encore moins de précieuses ressources — pour récupérer six pauvres types perdus dans l'espace, commence le Russe.

Il débarrasse les épluchures de carotte avant de poursuivre.

— Et si on réfléchit bien, ils n'ont jamais donné l'impression qu'ils allaient récupérer ceux des missions lointaines — ils se sont même grouillés de les lancer, toutes dans la foulée. La Lune est proche, Venus, Mercure, Mars ne sont pas loin non plus. C’était facile pour eux de récupérer les équipes.

Il a entamé le nettoyage des carottes, mais jette un bref regard à Scott avant de reprendre.

— Mais Ganymède, Titan, Io ou même Europe ? C’est si éloigné et coûteux ! Ils vont nous laisser ici une fois que nous leur aurons donné ce dont ils ont besoin. C'est injuste mais c'est normal : un sacrifice pour la bonne cause, achève Andrzej en remisant les carottes.

Une bouffée d’angoisse saisit son interlocuteur.

— Alors pourquoi être monté dans la navette si tu pensais ça ? demande Scott.

— Parce que peu m'importe de mourir ici ou ailleurs. Parce que j'aime les étoiles et l'espace, comme nous tous ici, et parce que ma vie sur Terre ne me manque pas plus que ça. Elle n'était pas des plus passionnantes. Et toi, pourquoi es-tu ici si tu savais ça ? dit Andrzej avant de se tourner définitivement vers son collègue.

— J’ignorais ça, je n’y avais jamais pensé, dit Scott en baissant la tête. Je l’ai réalisé quand l’orbiteur a décollé. Ça m’a fait un électrochoc. J’aime beaucoup l’espace, mais j’aurais préféré revoir ma famille, mes amis, ma planète… J’ai une peur bleue de disparaître sans y être retourné. Je veux mourir là où je suis né, et entouré par les gens que j’aime. Pas ici, à des millions de millions de kilomètres de l’endroit où j’ai toujours vécu.

Andrzej hoche lentement la tête et ne dit rien — il ne sait pas comment le rassurer. Il prépare le reste du repas et Scott l’assiste en silence, ressassant son aveu.

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