Le tigre et la sueur
La porte du gymnase s'ouvrit. Parmi la foule hétéroclite de boxeurs à l'entrainement, quelques regards se détournèrent. Tous savaient que Jimmy avait été désigné pour affronter le champion du monde en titre Atticus Seth. Certains le considéraient avec dédain, d'autres avec envie, mais aucun n'était indiffèrent. Chacun, en son for intérieur, se demandait ce qu’il ferait en pareil circonstance. Accepter d'être le faire-valoir d'un grand nom et se faire démolir pour une poignée de dollars et quelques minutes d'une gloire éphémère, ou bien rester un anonyme boxeur de banlieue ? Tous en venaient, plus ou moins vite, à la même conclusion : mieux valait un nez cassé pour une minute de gloire que l'affront permanent, interminable, de n'avoir été personne. Oui, c'était sans aucune doute la meilleure chose qui pouvait arriver à l'un d'entre eux. Se faire refaire la tronche façon chirurgie inesthétique valait toutes les vies de misère de cette banlieue crasseuse de Philadelphie.
Jimmy jeta un œil à la cantonade, surpris du silence qui s'était fait. Il s'avança, lentement, de cette démarche chaloupée qu'il avait pris l'habitude d'adopter pour se donner de la contenance. Paraitre serein pour être serein. Une stratégie de survie comme une autre.
Le vieux bonhomme dans le fond était assis sur le coin du ring. Son visage purpurin de trop s'égosiller sur ses élèves, se tourna un instant vers Jimmy puis revient sur les deux types qui se faisaient face. « Putain qu'est-ce que vous foutez vous deux ? Qui vous a dit de vous arrêter ? Vous avez entendu la cloche ? Non ? Alors boxez bordel, boxez ! hurla-t-il. Johnny, remonte-moi cette main droite ! Et toi là, reste pas dans le coin, bouge, bouge nom de dieu ! »
« Salut Mickey, fit Jimmy en lâchant le sac de sport défraichi qu'il tenait à l'épaule, il est huit heures, je suis là, comme on avait dit. »
Comme l'autre ne réagissait pas, il répéta plus fort, mais toujours de cette voix contenue qui semble s'excuser. Mickey se détourna subitement, lui montrant une mâchoire proéminente et une bouche tordue, comme celle d'un bulldog prêt à mordre.
« Oh merde, t'as fini de gueuler, je suis dur de la feuille mais je suis pas sourd, cria-t-il avant d'ajouter, sans se soucier d'être entendu :
— Regarde-moi ces tocards, ils valent pas un rond, ni l'un ni l'autre. Ils ont rien dans le gilet c'est certain, aussi sûr que la somme de ces ceux-là fait zéro. »
Il l'empoigna Jimmy par le bras pour descendre du ring et continua, moins fort : « Qu'est-ce que tu veux ils payent bien alors je les garde, mais je perds mon temps avec eux, et à soixante-dix balais bien tassés j'ai plus de temps à perdre si tu vois ce que je veux dire. »
Il lui frappa l'épaule du revers de la main. « Allez la patte folle, vas mettre tes gants. T'es en forme ? Putain t'as intérêt parce que sinon tu vas devoir demander à ta mère de venir te ramasser avec une paille. On a des années de merde à rattraper et en six semaines si tu veux mon avis on y arrivera pas, sauf miracle. Mais on va bosser fort, prier le saint patron des causes perdues et on va aller le chercher le putain de miracle t’entends ? On va aller le chercher. Allez dépêche-toi. »
Jimmy s'exécuta et revint dans la salle. Il avait quitté son cuir pour un short jaune et un t-shirt noir sans manches sérigraphié DISCO. Il avait l'air ridicule mais ne s'en souciait guère. Personne parmi la faune qui fréquentait le Mighty Mike Boxing Club ne prêtait la moindre attention à ce genre de futilité. Ils étaient pour la majeure partie d'entre eux trop concentrés à travailler leur technique, leur force, leur vitesse. Comme dans chacune des salles de boxe miteuses de ce pays, ils rêvaient de gloire et de fortune, et ils savaient sans l'ombre d'un doute que de là où ils étaient, seuls la sueur ou le sang pouvaient les détourner de l'horizon sale qui se dessinaient devant eux. Nombreux étaient leurs amis qui avaient choisi de verser sang et larmes – mais pas le leur – et bien peu avaient réussi. Et quand bien même ils réussissaient, ce n'était jamais pour très longtemps. Un jour ou l'autre, la police ou la concurrence mettait un terme à cette pseudo vie de misère qui disparaissait alors comme un mirage. Pour les autres, ceux qui tachaient de ne pas s'écarter du droit chemin – ou pas trop – il restait l'espoir infime mais pas nul, de s'en sortir par le sport. Ils en choisissaient alors un parmi ceux qui leur étaient accessibles – la boxe ou le basket-ball pour l'essentiel – et pour lequel ils avaient des dispositions, et y donnaient tout ce qu'ils avaient. Et quand le rêve s'avérait trop grand pour être accessible, ils pouvaient revenir à la case départ ou bien tenter l'autre voie, la plus facile. Peu nombreux étaient ceux qui pouvaient se vanter de garder le feu, malgré les années, les blessures, la douleur et le découragement.
Jimmy était de ceux-là. Il avait trente ans et depuis bientôt six ans il venait dans ce club trois fois par semaine et s'entrainait, seul, de deux à trois heures par séance. Mickey n'avait jamais voulu le prendre sous son aile, sans que jamais il ne lui dise pourquoi. Un soir pourtant, un seul, il l'avait conseillé. C'était quelques semaines après qu'il se soit inscrit. A la fin d'une séance d'entrainement durant laquelle il n'avait fait que du sac, louchant sur les autres élèves et copiant leur posture, il s'approcha de la poire de vitesse et s'y essaya timidement. Il frappait d'une main puis de l'autre, puis les deux en rythme, mais sans jamais obtenir ce tambourinement caractéristique qu'il faisait avec le gars qu'il avait vu faire juste avant. Il lançait autour de lui des regards plein d'interrogations dans l'espoir de capter l'attention, mais tout le monde était occupé, ou faisait mine de l'être. Mickey, qui l'avait observé durant sa séance au sac, vint le voir. « Pas comme ça gamin, faut que tu mettes tes mains à ce niveau-là, et après tu déroules. Badam badam badam badam. Faut que tu trouves ton rythme tu vois ? C'est de la musique ce sac, faut pas réfléchir, et faut la jouer en douceur. C'est comme la corde à sauter : on dirait un truc de fiotte, mais ce sont ces outils-là qui font la différence entre le cogneur de base et le champion, la diva et la chanteuse de pop de mes deux, tu saisis ? » Depuis il s'était amélioré, au point de pouvoir discuter en frappant, et ne finissait jamais une séance sans passer de quinze à vingt minutes sur cet atelier.
« Allez, tu commences par faire quelques tours de la salle, ensuite ce sera renforcement musculaire, ensuite technique, puis vitesse et on finira par du sac, beaucoup de sac. Tu voudras plus en entendre parler quand on en aura fini avec lui. Tu pars pas tant qu'il y a pas un trou dedans t'as compris ? » vociféra-t-il tandis que Jimmy était déjà de l'autre côté de la salle, trottant à petites foulées.
Une fois l'échauffement terminé, il rejoint Mickey qui l’attendait dans un coin, assis sur un tabouret. Un cercle de trente centimètres de diamètre était grossièrement dessiné à la craie sur le béton. « C'est pas mal ton jeu de jambes, t'as l'avantage d'être gaucher, ça déstabilise beaucoup l'adversaire, et tout ce qui déstabilise l'adversaire c'est bon pour nous, pas vrai ? » dit-il dans un rictus. Jimmy fit une moue d'approbation. « M'interromps pas. Ton jeu de jambes est pas mal j’te dis, mais t'en feras rien tant que tu sauras pas mettre du jus dans tes coups sans avoir besoin d'écarter les pattes comme tu le fais. Tu vois ce cercle, mets-toi à l'intérieur et je veux pas que t'en sortes. Je te tourne autour avec les mitaines et quand je te les présente tu les touches. C'est simple, t'as compris ? » Mickey saisit les mitaines posées sur une table et les chaussa. « Allez cogne, le plus fort que tu peux. Non t'es sorti du cercle, recommences. Regarde pas tes pieds bordel, sinon tu vas t'en prendre une, andouille ! »
Il gueulait, il lui tournait autour et lui mettait des coups de mitaines à chaque fois qu'il posait un pied hors de la limite fictive. Jimmy recula d'un pas, baissa les gants et secoua la tête.
« C'est quoi cet exercice Mickey ? J'y arrive pas. Faut que je bouge pour boxer. Là c'est con, si je reste sur place. Pourquoi tu me fais bosser ça ?
— Pourquoi on fait ça ? Pourquoi on fait ça qu'y m’demande!
— Oui, pourquoi, si j'ai un gars en face, faut que je bouge autour, que je sois sur mes appuis, là c'est con, sauf ton respect...
— Déjà je te défends de remettre en question ce que je me tue à t'enseigner, c'est clair ? Mes exercices sont pas cons.
— C'est que j'ai besoin de comprendre aussi tu vois ?
— T'es un boxeur putain, t'as rien à comprendre mais à t'exercer. Si tu fais ce que je te dis peut-être qu'on arrivera à quelque chose mais si tu poses trop de questions on perd du temps, capiche ? Maintenant pour répondre à ta question monsieur le philosophe, cet exercice con c'est pour t'apprendre à cogner avec le haut du corps. Si tu déroules pas épaule et hanche avec une belle rotation tu n'auras pas de puissance. Et si t'as pas de puissance dans le haut du corps, t'auras beau compenser en te plantant les cannes dans le sol, tu seras pas un bon cogneur. » Jimmy hocha de la tête. « De plus, cria-t-il, cet exercice t'apprend aussi l'équilibre. Si tes pieds sont pas positionnés comme il faut quand tu donnes ton jab, tu vas soit te casser la gueule, soit sortir du rond et alors je te mets un bourre-pif ! J'adore cet exercice, pour un entraineur c'est le plus marrant, et pour un blanc-bec dans ton genre c'est la meilleure leçon de boxe que tu puisses prendre. Allez putain, on y retourne. En garde. »
Les coups fictifs reprirent de plus belle. Les cris de l’entraineur aussi. Ça sentait la sueur dans la petite salle de boxe de Little East Side. Ça sentait le tigre, et l’envie d’en découdre.
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